Par Alexandre BARTHOLOMEEUSEN – Master II en droit à l’Université libre de Bruxelles et l’Université de Liverpool.
Le 29 mars 2017, le Président du Conseil européen D. Tusk accusait bonne réception de la notification du gouvernement britannique explicitant son intention de quitter l’Union européenne.
Cette date marque l’enclenchement de la procédure de retrait du Royaume-Uni des traités européens. Cette date est retenue comme le début du Brexit[1].
Cette décision constitue un tremblement de terre au niveau européen et oblige de décider les relations futures entre l’Union et le Royaume-Uni. Ce retrait emporte aussi une mise à l’épreuve « sans précédent » de la réactivité britannique. En effet, cette procédure étalée sur une période annoncée de 2 ans — à défaut d’extension –[2] exige d’opérer des choix et de s’y conformer dans un délai très court lorsqu’il s’agit d’enjeux internationaux et nationaux.
L’enjeu majeur pour le R-U consiste à combler les vides laissés par l’inapplicabilité du droit européen dans son système domestique. Le Brexit implique la fin de la primauté du droit européen dans le système juridique dualiste britannique. Aussi, une partie importante des matières organisées par le droit européen devront être (re)prises en charge par l’autorité nationale.
En dehors des traités, le droit de l’Union européenne prend principalement deux formes légales. En premier, la directive, instrument d’harmonisation « soft » qui se limite à enjoindre aux États de prendre des mesures dans une direction déterminée ou en vue de l’obtention d’objectifs communs laissant aux États la façon et le moment d’y procéder. En second, le règlement qui ne laisse pas de marge d’appréciation aux États. C’est l’instrument d’harmonisation « hard » ou totale.
Une différence supplémentaire les distingue : si la directive doit être transposée par les États pour engendrer un effet national, les règlements sont « directement applicables » et ne requièrent aucune traduction domestique.
Cette différence souligne un enjeu pratique majeur du Brexit : si le législateur britannique a transposé les directives en droit national, les règlements n’ont jamais fait partie du droit britannique sensu stricto.
Ainsi, l’abrogation du European Communities Act 1972 [3], qui reconnaissait la primauté du droit européen en droit britannique, exclut les règlements du droit positif britannique et crée un vide juridique. Le gouvernement britannique a pris la mesure de la difficulté :
« Simply repealing the ECA would lead to a confused and incomplete legal system. This is because, as described above, some types of EU law (such as EU regulations) are directly applicable in the UK’s legal system. This means they have effect here without the need to pass specific UK implementing legislation. They will therefore cease to have effect in the UK once we have left the EU and repealed the ECA, leaving large holes in the statute book. »[4]
L’importance de combler ces vides est fondamentale. Si la question concerne des matières aussi spécifiques que la gestion des produits chimiques ou la lutte contre-terroriste, toutes les études menées sur le sujet, sans s’accorder sur les chiffres, démontrent qu’une partie considérable du droit britannique est aujourd’hui d’origine européenne ou directement influencée par l’acquis communautaire.[5]
Le gouvernement britannique, dans son projet de loi de retrait de l’Union[6], tente de répondre à cette interrogation de manière rassurante et simple, en apparence :
« To avoid this, the Bill will convert directly-applicable EU laws into UK law. Our approach of converting EU law into domestic law maximises certainty and stability while ensuring Parliament is sovereign. For the purposes of this paper we are calling this body of law ‘EU-derived law’. The Government considers that, unless and until domestic law is changed by legislators in the UK, legal rights and obligations in the UK should where possible be the same after we have left the EU as they were immediately before we left. »[7]
Le gouvernement adopte deux positionnements majeurs.
- Le premier correspond à la délimitation d’un corpus législatif européen sous le label « Eu-derived law » souvent appelé depuis « Retained-EU Law ». Cet ensemble reprendrait ainsi tous les instruments devant être transcrits en droit britannique au jour du Brexit, entendons, le jour du retrait effectif.
- Le second positionnement affirme une volonté de continuité, présentée comme nécessaire à la clarté et à la stabilité. Le processus de retrait exige que le contenu droit en vigueur au jour du Brexit soit identique au contenu du droit en vigueur au lendemain du retrait.
L’objectif poursuivi est donc clair, mais essentiel à l’analyse : faire du droit européen actuel un droit national britannique.
La naissance d’un dilemme : la démocratie ou l’effectivité
Si l’objectif du gouvernement britannique peut paraître évident, sa mise en pratique l’est beaucoup moins et suscite de nombreuses controverses outre-Manche. Le gouvernement suggère que le R-U opère un travail législatif garantissant une transcription en droit national de tous les instruments européens qui ne connaîtraient pas déjà leur homologue dans la loi nationale.
L’évidence de cette solution s’estompe toutefois si l’on considère les deux facteurs déterminants que sont le temps et la quantité du travail à accomplir.
En effet, la procédure de retrait de l’Union doit être réalisée sur une période courte de 2 ans. En outre, la transposition couvre plus de 12 000 instruments européens ! Ce travail législatif — il est essentiel de le souligner — ne consiste pas en un simple « copier/coller », mais nécessite des modifications en vue de garantir une incorporation effective, cohérente et appropriée comme l’a souligné le gouvernement :
« A large amount of EU law currently applies in the UK. A proportion of this will continue to operate properly once we have left the EU simply by converting it into UK law. For example, large parts of employment law will continue to function properly once we have left the EU. But an even larger proportion of the converted law will not function effectively once we have left the EU unless we take action to correct it. »[8]
De ce point de vue, le parlement a reconnu son incapacité à surmonter la difficulté par un processus parlementaire classique. Suite à ce constat, le gouvernement a proposé de réaliser le travail législatif en qualité de « législateur délégué » :
« To overcome the challenge set out above, the Great Repeal Bill (entendez Withdrawal Bill) will provide a power to correct the statute book, where necessary, to rectify problems occurring as a consequence of leaving the EU. This will be done using secondary legislation, and will help make sure we have put in place the necessary corrections before the day we exit the EU. »[9]
Le Royaume-Uni est donc face à un dilemme kafkaïen : D’un point de vue pragmatique, s’assurer d’une effectivité du droit britannique au jour du retrait effectif ou d’un point de vue principiel, cette fois, maintenir le processus législatif conforme à l’exigence démocratique.
La légitimité de la réponse est nécessairement liée à la nature du mécanisme utilisé dans la poursuite de l’effectivité : la délégation de pouvoir ou « delegated powers ».
Brève vulgarisation des pouvoirs délégués
Le mécanisme de délégation est un mécanisme bien connu en droit britannique. Ce dernier enjoint le gouvernement à prendre des mesures qui sans être considérées comme loi primaire, s’y apparentent fortement et sont d’ailleurs susceptibles d’amender ou abroger les actes rédigés par le parlement lui-même. Pour faire bref, le gouvernement se voit attribuer, de façon précaire, les prérogatives de législateur.
La raison de la naissance au 16e siècle de ces clauses de délégation — ou Clauses Henry VIII — n’est pas celle qui en justifie son usage devenu aujourd’hui récurent. C’est bien « la lourdeur et la prolixité de loi en Angleterre (…) due dans une large mesure aux efforts futiles du Parlement de pourvoir aux moindres détails d’évolutions législatives considérables »[10] qui font de la délégation une nécessité vitale du fonctionnement d’un État démocratique moderne.
Une grille d’évaluation permet facilement d’identifier le caractère démocratique de pareil mécanisme. Deux des différents facteurs déterminants sont : l’étendue de la délégation et le contrôle opéré dessus par le parlement.
Ce sont ces deux critères que nous nous proposons d’examiner dans la délégation in casu.
Analyse des pouvoirs in casu
1. Un champ d’application large et vague
Comme nous l’avons indiqué, la pertinence d’une délégation tient au champ d’application qu’elle est susceptible de couvrir. Or, les termes usités pour délimiter les pouvoirs des ministres de la Couronne sont larges, vagues, ambigus et de nature à susciter l’inquiétude.
À titre exemplatif, il est autorisé au ministre compétent d’opérer tout changement législatif qu’il juge « appropriate » en vue de permettre au droit d’être appliqué « effectively ». Exprimé autrement, un pouvoir discrétionnaire législatif est ainsi délégué au pouvoir exécutif. À ce titre, de nombreux auteurs analysent pareille délégation à un transfert de facto et définitif de compétence.[11] En effet, le gouvernement sera libre d’opérer des choix significatifs dans l’élaboration de la loi. Dr. M. Gordon s’est notamment exprimé en ce sens :
« In general, the framing of the powers does not conform with the government’s repeated commitments that this Bill will be used for technical alteration of the statute book rather than to effect ‘significant policy change’. »[12]
2. Un contrôle potentiellement inexistant
Le deuxième critère d’évaluation concerne le contrôle de l’autorité délégante — le parlement — sur le travail du gouvernement. Ce critère nous paraît le plus représentatif de l’aspect démocratique du mécanisme de délégation.
En effet, l’un des rares principes constitutionnels britanniques est la souveraineté du parlement. Il en résulte que le parlement, et lui seul, a le pouvoir de créer, amender ou abroger la loi. Il est donc normal qu’il soit seul apte à déléguer pareille attribution. Cependant, empêcher un contrôle de la part de ce dernier sur l’autorité en charge revient à un abandon pur et simple de ses prérogatives.
La proposition de loi du gouvernement a choisi la forme de contrôle la moins contraignante.[13] La procédure négative, choisie en ordre principal et par défaut, prévoit que tout acte prit par le gouvernement sort ses effets à défaut d’une opposition spontanée du parlement. Le gouvernement en qualité de législateur délégué agirait ici de facto comme un législateur absolu dans la mesure ou ce dernier est susceptible de prendre des mesures sans même une intervention du pouvoir législatif. Sur ce point, la doctrine est tantôt inquiète, tantôt très critique.
De façon générale, le type de contrôle proposé par le gouvernement a suscité une forte levée de boucliers : « (…) in other words, there will not automatically be a higher level of scrutiny where subordinate legislation makes changes to primary legislation. »[14].
Les propos tenus par A. L. Young sont éclairants :
« The default procedure is the negative resolution procedure. Given the breadth of executive powers, and particularly that these measures contain Henry VIII (entendez clause de délégation) clauses enabling delegated legislation to overturn primary legislation, enhanced scrutiny measures would help to provide an important constitutional safeguard, ensuring that these measures are not used to overturn democratically-made policy choices without sufficient democratic scrutiny from the legislature. »[15]
Quel avenir pour la démocratie libérale moderne britannique ?
La proposition gouvernementale par le moyen de la délégation, entraîne un abandon par le parlement et cela sans garantie de l’exercice de son contrôle sur les actes posés par le gouvernement. Si, in fine, nous ne pensons pas voir un dilemme insoluble entre l’effectivité recherchée par le mécanisme de la délégation et le respect du principe de séparation des pouvoirs en démocratie, nous sommes convaincus que le maintien de l’intervention systématique du parlement — ne serait-ce qu’au titre d’une autorité de validation — est nécessaire afin d’éviter les éventuels abus d’un gouvernement qui tire sa légitimité d’une élection directe par le peuple. C’est pour cette raison qu’il nous paraît indispensable, en premier, de généraliser la procédure « affirmative » incluant automatiquement le parlement dans le travail législatif.
En second, dans la mesure où la délégation de pouvoir, sans être originale en droit britannique, constitue une exception à la règle générale, elle doit être appréciée de manière restrictive. C’est donc à titre limitatif et strictement délimité que des pouvoirs délégués doivent être accordés et interprétés. Une reformulation de la lettre du texte nous semble donc, elle aussi, indispensable.
L’avenir dira si les amendements proposés-conformes à notre position — seront ou non adoptés.
L’enjeu peut-être finalement résumé par une question classique : Comment concilier le principe de l’impératif catégorique kantien et le pragmatisme qu’impose l’utilitarisme de Bentham ?
Notre réponse invite à la tempérance. Si cette délégation est nécessaire — plus personne ne le conteste — elle ne met pas nécessairement en péril les fondements de la démocratie dans la mesure où elle est organisée de façon utile.
[1] Le terme Brexit est le résultat de l’association de « Britain » et « exit ». Cette terminologie d’abord populaire est maintenant reconnue dans le monde académique anglophone suite à son entrée dans le Oxford English Dictionary en décembre 2016
[2] Article 50 du Traité sur l’Union Européenne
[3] Loi national qui reconnait et transpose les traités européens nécessaires dans un système dualiste
[4] Department for exiting the European Union, Legislating for the United Kingdom’s withdrawal from the European Union (Cm9446)
[5] ‘How much legislation comes from Europe?’, House of Commons Library Research Paper 10/62, 13 October 2010, page 19, http://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/RP10-62/RP10-62.pdf ; ‘Legislating for Brexit: Statutory Instruments implementing EU law’, House of Commons Library Research Paper 7867, 16 January 2017, page 6, http://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/CBP-7867/CBP7867.pdf ; EUR-Lex search run on 28 March 2017: http://eur-lex.europa.eu/search
[6] (European) Withdrawal Bill
[7] Department for exiting the European Union, Opcit note 4
[8] Ibid, p.19
[9] Ibid, p.21
[10] A. V. Dicey, Introduction to the study of the Law of the Constitution, Macmillan, 10th ed, 1959
[11] P. Craig, Administrative Law, Sweet & Maxwell, 7th ed., 12, § 15-003
[12] Written evidence submitted by Dr Michael Gordon, Senior Lecturer in Law, Liverpool Law School, University of Liverpool (EUX 06) : http://data.parliament.uk/writtenevidence/committeeevidence.svc/evidencedocument/procedure-committee/exiting-the-european-union-scrutiny-of-delegated-legislation/written/70746.pdf, <consulté le 1er février 2018>
[13] Celle-ci est identifiée sous la dénomination « negative procedure ». Elle est opposée à la « affirmative procedure ».
[14] Written evidence submitted by Dr Michael Gordon, Opcit note 11.
[15] Written evidence submitted by Professor Alison L Young, University of Oxford— (EUW0003) available on : http://data.parliament.uk/writtenevidence/committeeevidence.svc/evidencedocument/constitution-committee/european-union-withdrawal-bill/written/69634.html <consulté le 2 février 2018>