Par Eloïse Goffart, diplômée en sciences politiques
Mon éducation politique a coïncidé avec le conflit syrien, le déplacement forcé d’un grand nombre de réfugié.e.s de fait, puis la construction, médiatisation et manipulation de ces évènements comme « crise migratoire ». Au même moment je faisais l’expérience de ma première migration : une année d’étude aux Etats-Unis. Je dis migration, parce que je rentrais, alors, dans le cadre de la définition du « migrant » proposée par l’Organisation Internationale pour les Migrations[1] : une personne qui se déplace et quitte son lieu de résidence habituelle. C’est tout. L’OIM ne fait pas de différence dépendamment du statut, des motifs, du déplacement forcé ou non, ni de la durée du séjour de la personne. Ce n’est pas une définition juridique : en droit international, il n’existe pas de définition universelle du « migrant », comme le souligne le premier rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme des migrants[2]. Ceci rend l’élaboration de statistiques des migrations compliquée, et pourtant celles-ci se retrouvent à l’avant des discours médiatiques et politiques quasi quotidiennement. L’ONU propose le terme « migrant de longue durée » pour qualifier les personnes se rendant dans un pays différent de leur pays de résidence habituel pour une période supérieure à 12 mois. Cependant, il est difficile d’établir la durée du séjour autrement que rétroactivement, à l’expiration du titre. Et que dire du parcours migratoire de ceux et celles qu’on désigne majoritairement par le nom de migrant, qui implique souvent le passage de plusieurs frontières, dont le séjour à un endroit est temporellement précaire, et qu’on caractérise justement par l’instabilité et le mouvement ? Ils et elles sont flux, vagues, tsunami et autre métaphore aquatique.
Les pratiques langagières semblent refléter des statuts différents : « expatrié » et « immigré » ne sont pas appliqués aux mêmes personnes. En collant à la définition de l’OIM, une bonne partie des migrant.e.s est blanche et provient des pays industrialisés : mes ami.e.s français.e.s étudiant à l’ULB, mes voisins retraités qui passent l’hiver en Espagne, mes parents qui partent en vacances en Italie. Le terme « crise migratoire » semble alors relativement absurde. Il existe donc un hiatus entre les définitions proposées par les organisations internationales, et la mobilisation discursive des termes de la migration. J’ai l’intuition que cette utilisation différentiée n’est ni accidentelle ni scientifiquement adéquate, mais qu’elle révèle l’in/désirabilité et l’il/légitimité perçues des migrations qu’on distingue, et participe de leur in/visibilisation. Je veux poser plusieurs questions : de qui parle-t-on, dans quels termes, pourquoi ? Qui parle ? Qui est constamment vu.e sous le prisme de la migration, et qui peut s’y soustraire ? Qu’est-ce que ces inégalités sémantiques révèlentdes inégalités structurelles ? Je mêlerai mon histoire personnelle, celle de ma famille, ainsi que des éléments académiques pour y apporter une réponse.
Dans ma bouche et celle des autres, je n’ai jamais été une migrante, une immigrante ou une immigrée. Pourtant, quand j’ai étudié aux Etats-Unis, je suis passée par les procédures de l’immigration américaine, et puis par celle du Canada pour pouvoir vivre et travailler à Montréal. Dans le premier cas, on m’a appelée foreign exchange student. J’étais nommée d’une manière qui ne niait pas mon étrangeté (foreign), mais qui impliquait toujours une sorte d’exotisme désirable. Être ramenée à mon statut d’étudiante impliquait une certaine innocence, une inoffensivité. Lors de conversations portant sur « les immigrants », j’étais considérée comme une interlocutrice extérieure au sujet. Plus tard, en Erasmus à Berlin, j’étais une Austauschstudentin (une étudiante d’échange). Ici, j’ai un statut de travailleur temporaire, mais le visa que j’ai obtenu, un peu particulier, est attribué à des personnes majoritairement françaises, dans la vingtaine, en général de jeunes professionnel.le.s, appartenant à la classe moyenne, en quête d’ailleurs. Cette petite communauté se nomme pvtistes (pour Programme Vacances-Travail). Il existe un site web offrant toutes sortes de conseils et de promotions, ainsi que des forums d’entraide et pléthore deblogs de pvtistes. A travers ce site, j’ai par exemple pu bénéficier de privilèges très matériels (un coupon pour emporter un deuxième bagage), mais aussi plus immatériels, comme l’accès à des conseils, des avis et recommandations. Le langage est généralement celui de l’aventure, de la découverte, rappelant celui utilisé dans les communautés de backpackers ou de volontouristes. Plus largement, beaucoup de francophones européen.ne.s installé.e.s au Québec font référence à leur expatriation, et non à leur immigration. Si on me demande souvent « t’es française ? », on m’appelle en revanche rarement étrangère, encore moins immigrante.
Mon expérience subjective n’est certainement pas une analyse rigoureuse des pratiques langagières de l’immigration. J’en dégage néanmoins plusieurs observations. D’abord, les termes utilisés ne sont certainement pas les mêmes pour tous les migrants au sens de l’IOM, l’exemple le plus frappant étant, à mon sens, l’application du terme « expatrié » à des personnes en général hautement qualifiées, blanches, occidentales et ayant un statut socio-économique relativement élevé, migrant (souvent, mais pas toujours) dans le cadre du travail. Ce terme est souvent mobilisé dans le champ académiquedes RH et du management[3], et commence à être investigué par les sciences sociales et politiques[4]. Les discours opposant sur la légitimité des « vrais » réfugiés, versus l’indésirabilité des « migrants économiques », me semblent presque rigolos. Peut-on imaginer un profil qui corresponde plus parfaitement à la définition de migrant économique (s’il y en a une) que celui de ceux et celles qu’on nomme « expatrié.e.s » ?
Les discours portant sur le mouvement des personnes semblent distinguer la migration vue comme un problème, une crise, un phénomène indésirable et incontrôlable (on dit « flux migratoires », « migration forcée », et la mobilité, perçue comme une preuve de modernité, de progrès, une qualité désirable et capitalisable (on dit « mobilité étudiante », « mobilité professionnelle »). Ce vocabulaire de la mobilité est aussi un langage de l’agentivité, séparant les personnes ayant le privilège de décider et parler de sa trajectoire, comme moi, de celles qu’on imagine seulement en collectivité, comme flux, masse, agissant selon des facteurs push–pull. On explique la présence de migrant.e.s africain.e.s en Europe par une faillite de l’Etat d’origine, une famine, une situation de violence, c’est-à-dire une cause externe et collective. Lorsqu’on me questionne, mais aussi lorsqu’on questionne mes amis et ma famille, on attend un récit individuel et interne. Nous sommes des agents de notre mobilité. Bien sûr, je caricature, la réalité est bien plus complexe. Par exemple, Cécile Canut montre comment l’utilisation du vocable de l’aventure permet à certains migrants de l’Afrique de l’Ouest de retrouver une certaine agentivité face à l’implacable violence des politiques d’immigration, et de donner un sens à leurs souffrances, de les intégrer dans un récit[5]. Mais le discours médiatique et politique dominant n’est pas celui qui leur donne la parole.
Quels sont les effets réels de cette terminologie, ces discours ? D’abord, les statistiques et sondages portant sur l’immigration, qui occupent une place médiatique importante, ne sont pas toujours clairs ni cohérent dans leur utilisation des termes. On peut être étranger.e sans être immigré.e, mais ces termes sont souvent maladroitement échangés, effaçant la complexité et la diversité des situations[6]. Mes grands-parents et ma tante ont, depuis une dizaine d’années, obtenu la citoyenneté canadienne, ils ont donc immigré mais ne sont pas étrangers, contrairement à moi qui suis les deux.
De plus, le discours transforme les représentations, ce qui à son tour influence les « opinions publiques » si chères aux politiques. Une étude du Migration Observatory de 2011[7] montre ainsi que le groupe auquel le mot « immigration » est le plus associé est celui des demandeurs d’asile, groupe qui représentait alors la plus petite part des statistiques d’immigration. À l’inverse, le groupe des étudiants était le moins associé, étant pourtant le premier groupe en termes d’importance numéraire.
Les pratiques langagières modifient le contenu sémantique des termes, ce qui a donné lieu à des revendications dans le milieu militant proposant d’utiliser par exemple les termes exilés au lieu de migrants[8], ou des créations plus originales tels que les amigrants (contraction de amis et migrants) utilisées par certains membres de la Plateforme Citoyenne. Il n’y a rien d’étymologiquement répugnant dans le terme migrant, mais l’usage actuel du mot est si spécifique et péjoratif que je marche sur des œufs en l’utilisant. Mon malaise n’est pas isolé, en témoigne l’explosion, depuis 2015, des articles de vulgarisation tentant de distinguer migrant de réfugié et de demandeur d’asile, avec la conviction de fond que, une fois le « mot juste »[9] utilisé, chacune de ces personnes recevrait le traitement approprié et justice serait faite. Il y a deux problèmes avec ces démarches. D’abord, les articles de vulgarisation ne sont pas toujours très exacts. Cet article du Monde, par exemple : « En droit international, le « réfugié » est le statut officiel d’une personne qui a obtenu l’asile d’un Etat tiers ». Sauf que… non. La Convention de Genève de 1951 définit ce qu’est un réfugié, mais ne stipule pas que cela découle uniquement et automatiquement du statut obtenu en vertu du droit d’asile de l’un ou l’autre Etat partie. C’est ce qui permet aux personnes en procédure de demande d’asile, ou projetant de faire une demande d’asile, d’être protégées par le principe de non-refoulement[10]. C’est pourquoi on fait parfois une différence entre réfugiés de facto et réfugiés de jure.
Ainsi, quand Al Jazeera décide, en 2015[11], de ne plus utiliser le mot « migrant » mais bien « réfugié » pour désigner les personnes qui traversent la méditerranée sur des embarcations de fortune, ce n’est pas une erreur juridique. Et même si ça l’était, le sens juridique des mots n’est pas le seul valable ou permis. « Réfugié » existait, existe et existera en dehors de la loi, et son sens est tous les jours transformé par les usages qui en sont fait. C’est pourquoi – et ce n’est pas le but de ce que j’écris – penser que seule la définition ou l’étymologie d’un mot reflète son sens est erroné. L’usage spécifiquement péjoratif du mot « migrant » renforce la violence des politiques migratoires, mais la substitution du mot à elle-seule n’éradiquera pas cette violence. Il me parait, par contre, utile de mettre en lumière les différents usages des mots qui traduisent cette violence.
Retournons à ce terme : « expatrié ». Il y a quelques années, parait un article d’opinion du journaliste Mawuna Remarque Koutonin intitulé « Why are white people expats when the rest of us are immigrants? ». L’auteur dénonce le racisme latent qui imbibe ce terme, réservé aux Blancs s’installant à l’étranger. Je continue mes recherches, et je tombe sur des blogs « d’expat » tentant une petite incursion dans le sujet. On y plonge un orteil, admettant que c’est un peu étrange, mais la conclusion reste frileuse : « à la fin de la journée, immigrés comme expatriés nous sommes tous les mêmes ! Alors appelez-moi comme vous voulez finalement, expatriée, immigrée, de toutes façons, depuis que ma vie a pris une tournure internationale, plus rien n’est comme avant »[12]. Dans ces phrases est contenu l’épicentre du problème. La vision romantique dela migration comme aventure, née des privilèges même de cette migration, nous permet de balayer du revers de la main l’importance des termes : « nous sommes tous les mêmes ». C’est parce que nous sommes capables d’émettre une parole légitime sur les migrations, que la terminologie ne nous semble pas problématique. Je peux revendiquer appartenir au groupe des « migrants », il n’en reste pas moins que ce n’est jamais mon profil qui est visé par les politiques migratoires répressives, qu’il n’est même pas inclus dans les débats sur l’immigration. Un exemple tout frais : le premier ministre du Québec, François Legault, a été élu en partie sur ses promesses de réduire l’immigration, mais lors de sa récente visite en France, il assure à Macron vouloir augmenter les chiffres de l’immigration française en parallèle[13].
Comment se penser comme migrant.e sans monopoliser la parole ? Comment mettre en évidence la part de migrations privilégiées sans tomber dans le piège du « de toute façon on est tous pareil », et effacer par là les mécanismes mêmes qui créent ces inégalités ? Certain.e.s chercheur.se.s en sciences sociales, travaillant souvent dans une perspective postcoloniale, ont commencé à mettre en lumière l’invisibilité des migrations privilégiées dans la littérature. On peut citer par exemple le travail de Anne-Meike Fechter sur les « communautés d’expatrié.e.s »[14] en Asie, ou celui de Sheila Croucher sur la mobilité privilégiée[15], incluant les migrations de professionnel.le.s hautement qualifié.e.s, d’étudiant.e.s, de retraité.e.s. La littérature a aussi produit quelques néologismes tâtonnants afin de définir ces situations, tels que « lifestyle migration », « mobile professionals », etc[16]. Mon article a plutôt vocation à inciter à la réflexion quotidienne et personnelle. Lorsque nous, nos interlocuteurs/trices ou les médias parlent demigrations, je voudrais que nous nous questionnions : qui parle ? de qui parle-t-on ? et nous où nous situons-nous ?
[1] OIM, « Qui est un migrant ? », Site de l’OIM, https://www.iom.int/fr/qui-est-un-migrant.
[2] NATIONS UNIES, Conseil économique et social, Droits de l’homme des migrants (rapport de la Rapporteuse spéciale GabrielaRodríguez Pizarro), 6 janvier 2000.
[3] Voir par exemple cette curieuse utilisation différentiée des termes « immigrés » et « expatriés » : DUMONT, Jean-Christophe, LEMAITRE, Georges, « Comptabilisation des immigrés et des expatriés dans les pays de l’OCDE : une nouvelle perspective », Revue économique de l’OCDE, Vol.40, No. 1, 2005.
[4] Un des premiers travaux que j’ai pu trouver : COHEN, Erik, « Expatriate Communities », Current Sociology, Vol. 24., No.1, 1977.
[5] CANUT, Cécile, « On n’était rien que des aventuriers… Ceux qui meurent à cause de ce qu’ils désirent », pp. 49-57, in CALABRESE, Laura, VENIARD, Marie, (éds), Penser les mots, dire la migration, Academia L’Harmattan, Louvain-la-Neuve, 2018, 201p.
[6] ANDERSON, Bridget, « Who Counts as a Migrant? Definitions and their Consequences », MigrationObservatory, Oxford University, https://migrationobservatory.ox.ac.uk/resources/briefings/who-counts-as-a-migrant-definitions-and-their-consequences/
[7] BLINDER, Scott, et. al, « Thinking Behind the Numbers: Understanding Public Opinion on Immigration in Britain » , Migration Observatory, Oxford University, https://migrationobservatory.ox.ac.uk/resources/reports/thinking-behind-the-numbers-understanding-public-opinion-on-immigration-in-britain/
[8] APRILE, Sylvie, « Des exilés de 1789 aux exilés d’aujourd’hui », in Penser les mots, dire la migration
[9] CALABRESE, Laura, « Migrant ou réfugié ? L’enjeu des dénominations des personnes dans le discours médiatique », pp.153-172, in CALABRESE, Laura, VENIARD, Marie, (éds), Op. Cit.
[10] LAUTERPATCH, Elihu, BETHLEHEM, Daniel, « The Scope and Content of the Principle of Non-Refoulement: Opinion » pp.87-177, in FELLER, Erika, TÜRK, Volker, and NICHOLSON Frances (eds), RefugeeProtection in International Law: UNHCR’s Global Consultations on International Protection, Cambridge University Press, Cambridge 2003, accessible sur: https://www.refworld.org/docid/470a33af0.html
[11] MALONE, Barry, « Why Al Jazeera will not say Mediterranean ‘migrants’ », Al Jazeera, 20 août 2015, https://www.aljazeera.com/blogs/editors-blog/2015/08/al-jazeera-mediterranean-migrants-150820082226309.html
[12] FRAS, Lisa, « Expatriés ou immigrés, quelle étiquette ? », Blogs Courrier Expat, 29 mai 2017, https://blog.courrierinternational.com/nouvelles-d-angleterre/2017/05/29/expat-ou-ne-pas-etre/
[13] RIOUX, Christian, « François Legault veut davantage d’immigrants français », Le Devoir, 21 janvier 2019.
[14] FECHTER, Anne-Meike, WALSH, Katie, « Examining ‘Expatriate’ Continuities: Postcolonial Approaches to Mobile Professionals », Journal of Ethnic and Migration Studies,Vol. 36, No. 8, 2010, pp. 1197-1210.
[15] CROUCHER, Sheila, « Privileged Mobility in an Age of Globality », Societies, Vol. 2, pp. 1-13, 2012.
[16] Voir, par exemple, BENSON, Michaela, O’REILLY, Karen « Migration and the search for a better way of life: a critical exploration of lifestyle migration », The Sociological Review, Vol. 57, No. 4, 2009, pp. 608-625.
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