Paradoxes de la mobilité : une série mensuelle

Par Eloïse Goffart, bachelier en sciences politiques (ULB)

2014 Fraichement sortie du secondaire, 17 ans, je me lance dans la classique « seconde rhéto » aux Etats-Unis. Les démarches sont prises en charges par une organisation, les frais sont soutenus par une bourse du Forem et la générosité de mes parents, j’ai si peu à préparer : un dossier pour me présenter, un formulaire et un rendez-vous à l’ambassade, quelques formalités médicales. Tandis que mon année là-bas touche à sa fin, j’entends les mêmes ami.e.s qui s’étaient plaint.e.s de « tous ces immigrants » me supplier de rester et entrer à l’université là-bas.

2017 Sélectionnée sans peine pour un échange Erasmus à Berlin, je pose mes valises dans la chambre d’une résidence étudiante subventionnée, que j’ai pu réserver en quelques clics. J’ai une bourse mensuelle de la Commission Européenne qui me permet d’aller au cinéma avec mes amis terriblement internationaux (mais étonnamment blancs) et de manger des falafels après sans rajouter un job à mon horaire. A l’université, où j’étudie sans frais, je suis un cours qui s’appelle Postcolonial Approaches to Mobility. Pour la première fois, j’entends parler de mobilité privilégiée1.

1982 Ma tante, mon oncle, rapidement suivis par mes grand-parents, rejoignent au Québec une partie de la famille déjà émigrée et intègrent leur business d’importation de chocolat. Depuis ma toute petite enfance, je les rejoins trois semaines par an, armée seulement d’un passeport et d’un billet d’avion low-cost. A l’arrivée, nous remplissons un papier qui certifie qu’on ne vient pas avec une quantité démesurée d’alcool et autres pathogènes exotiques, et en quelques minutes nous rejoignons notre famille sans encombre.

2018 Après mon bachelier en sciences politiques, je décide de passer du temps à Montréal, pour une combinaison de raisons personnelles. Je m’inscris dans le bassin d’Expérience Internationale Canada, et obtiens quelques semaines plus tard un visa couplé à un permis de travail pour un an. J’ai déboursé une centaine d’euros pour le visa, je trouve un billet d’avion low cost et une assurance peu onéreuse. J’attends trois quart d’heure à l’immigration, et je repars avec les papiers me garantissant une année de séjour sans encombre à Montréal, et plus si affinités.

Une définition simple et englobante de la migration est proposée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : « Déplacement de personnes d’un lieu dans un autre, en particulier d’un pays (émigration) dans un autre (immigration) pour des raisons politiques, sociales, économiques ou personnelles, et qui est le fait soit d’une population entière, soit d’individus s’intégrant dans un phénomène de société plus large »2.

Dans la chronologie que je viens de vous présenter, il y a au moins quatre migrations qui collent à cette définition, et bien plus en toile de fond. Mais jamais personne n’y a fait référence par ce mot. Quand mes camarades républicain.e.s de Pennsylvanie parlent des migrants, je ne suis pas dans leur paysage mental. Quand ma patronne française installée dans mon village natal estime que la Belgique devrait réduire l’immigration, elle ne s’inclut pas dans le problème. Et quand je fais remarquer aux amis européens de mes grands-parents résidant à Montréal qu’eux aussi sont issus de l’immigration, je me fais dire que « ce n’est pas pareil ».

Justement. Pourquoi cela n’est-il pas pareil ? Pourquoi nos discours sur la migration voguent-ils toujours sur les termes doloristes et/ou sécuritaires  ? Pourquoi problématisons-nous certaines formes de mobilité tout en invisibilisant d’autres au point de les exclure d’office de la conversation ? Pourquoi dressons-nous un portrait sociologique précis et erroné d’une migration qui serait nécessairement Sud-Nord, pauvre, masculine, opportuniste et menaçante, tout en multipliant les programmes incitant à la mobilité privilégiée – comme ceux qui m’ont permis de vivre dans trois pays dont je ne détiens pas la nationalité ces quatre dernières années ?

Au fil de mes voyages et de mes séjours, mes privilèges m’ont semblé de plus en plus encombrants : personne ne questionnait la légitimité ou le bien-fondé de ceux-ci, tout en multipliant les narrations sur la nocivité de la migration. Les discours dissonants auxquels j’ai été exposée confirment que la mobilité est un des aspects de la modernité où se cristallisent à la fois les inégalités sociales, les structures de pouvoir et les rapports géopolitiques. Perchée du haut de cette mobilité qui m’est chère mais qui est aussi le produit des faveurs de ma naissance, j’ai pensé que je pourrais peut-être me nourrir de ma propre expérience et de celle de mes proches pour amorcer une conversation.

Je vous propose donc d’embarquer avec moi dans une exploration des privilèges et inégalités de la mobilité. Dès la semaine prochaine, je déclinerai une fois par mois un aspect de la migration : les termes utilisés, les rouages administratifs, les exigences linguistiques, etc. Il y a quelques jours, j’ai grincé des dents en lisant un article du Guardian, qui cite Hillary Clinton : « I think Europe needs to get a handle on migration because that is what lit the flame »3. Quand Clinton fait cette déclaration, elle ne parle évidemment pas des fonctionnaires européens à Bruxelles ou des étudiants Erasmus allemands à Madrid. Mais pourquoi ai-je écrit évidemment ? Je voudrais, par cette démarche, qu’on rende justice à la définition de la migration proposée plus tôt, et qu’on détermine pourquoi et comment nous portons des discours qui différencient, légitimisent et choisissent certaines formes de mobilité en excluant d’autres.

Je vous laisse méditer pour l’instant sur l’Article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 :

« 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »

NATIONS UNIES, « La Déclaration universelle des droits de l’homme », Site des Nations Unies, http://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/index.html consulté le 24 Novembre 2018

Et sur ce commentaire de la politologue Catherine Wihtol de Wenden :

« Un paradoxe fondateur sous-tend la thématique migratoire : dans un monde où tout circule librement, les marchandises, les capitaux, les informations, les images, les idées, où l’on valorise la mobilité des cerveaux, des touristes, des experts, des étudiants, des entrepreneurs, des créateurs et des artistes, le droit à la mobilité ne va pas de soi. […] Ce paradoxe fondateur est lié à la coexistence d’économies libérales valorisant l’ouverture et la libre circulation avec la montée des néo-souverainismes, favorisant les tendances sécuritaires et les quêtes identitaires nationalistes, souvent aggravées par la crise économique »


WIHTOL DE WENDEN, Catherine, Le droit d’émigrer, Paris, CNRS, collection Débats, 2013, p.8

1 Voir CROUCHER, Sheila, « Privileged Mobility in an Age of Globality », Societies, vol. 2, 2012, pp. 1-13.

2 CENTRE NATIONAL DE RESSOURCES EXTUALLES ET LEXICALES, « Migration », CNRTL, http://www.cnrtl.fr/definition/migration, consulté le 24 Novembre 2018

3 WINTOUR, Patrick, « Hillary Clinton: Europe must curb immigration to stop rightwing populists », The Guardian, 22 Novembre 2018, https://www.theguardian.com/world/2018/nov/22/hillary-clinton-europe-must-curb-immigration-stop-populists-trump-brexit

4 WIHTOL DE WENDEN, Catherine, Le droit d’émigrer, Paris, CNRS, collection Débats, 2013, p.8

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