Les méthodes du libre examen: une théologie? – Pauline CLAESSENS

Par Pauline CLAESSENS – Présidente de We-Search et diplômée en etudes européennes et administration publique (ULB)


La recherche scientifique est ce qui distingue le monde académique des autres formes d’apprentissage. Dans les universités, au-delà de compétences ou de connaissances acquises, ce sont surtout les méthodes auxquelles les étudiants sont formés. Comment analyser une situation socio-politique, un arrêté, un corps humain même, comment créer, par soi-même, de la connaissance. Théoriser, vérifier, et tout cela de façon neutre, ou du moins autonome. Ce monde où pourtant tous les ingrédients sont présent pour qu’il soit un terreau fertile pour des idées à contre-courant est cependant marqué par une normalisation parfois excessive des méthodes elles-mêmes. On en finirait presque par oublier que si le chercheur doit être libre, l’enfermer dans un carcan n’est pas forcément lui accorder ce droit de facto. Le monde de la recherche, dominé par un certain nombre de publications éminentes, est ainsi poussé à se conformer à leurs normes  selon une règle simple : si l’on ne respecte pas les méthodes mainstream, on ne publie pas. Et si on ne publie pas… il n’est pas nécessaire de faire un dessin, ou même une démonstration. Le monde de la recherche est, comme d’ailleurs de plus en plus de domaines, soumis à des règles d’offre et de demande. Il y a donc des méthodes, des approches, des sujets même, à la mode. Mais n’entrons pas plus loin dans le débat de la marchandisation de la connaissance. Toutes les ramifications de cette question large pourraient faire l’objet d’un bon nombre de volumes d’encyclopédie.

Ce monde de la recherche, on le sent, est donc fort peu ouvert à ce qui diffère de ses normes. Les chercheurs, pour y survivre, sont forcés d’être les meilleurs possibles, et sont donc soumis à une compétition extrême. En parallèle, certains enseignent, tentant de transmettre leurs connaissances, et souvent aussi, leurs méthodes (quoi de plus normal ?). Or, les étudiants sont surtout en début de cursus, des êtres « malléables », à qui tout ce qui concerne la recherche doit être appris. Ce qui génère donc une forme de reproduction sociale de la recherche comme produit assorti de règles claires. Mais quid alors, de la liberté de recherche, du « rejet de l’argument d’autorité » comme l’énonce le libre examen, de l’innovation ? Passent-ils à la trappe ?

Ces concepts ne prennent de la valeur que dans la pratique – il ne s’agit pas de seulement les évoquer pour qu’ils prennent chair. Et quel meilleur terrain pour ce faire que la recherche elle-même ? Questionnons donc la recherche sur la façon dont ses propres dieux s’imposent à elle-même. Prenons le cas des sciences humaines, et surtout de la science politique… L’un de ses dieux, l’Hypothético-déductivisme, est d’une grande beauté. Il est séduisant avec ses traits carrés, ses angles bien taillés. Bref, un Apollon de la recherche. Prenons-en un autre, l’Etat de l’Art. Lui est très grand, très fort, sa voix porte par-dessus celle des autres et de par son grand âge, il est respecté par tous pour sa sagesse infinie. Encore un, une déesse cette fois : la Neutralité axiologique, qui se pavane fièrement, se pensant parfaite et sans défaut. Tous se retournent sur son passage tant elle est réputée pour sa pureté. Au fond, bien sûr, elle ne l’est pas. Mais peu importe, n’est-ce pas ?

Ces images sont caricaturales, et ne nuancent point une situation qui est pourtant contrastée – rien que la neutralité axiologique, dans la définition de Weber, ne se veut pas réellement neutre ! Tirons cependant de cette réflexion une idée qui semble intéressante : il est temps de descendre ces dieux de leur piédestal et de s’ouvrir à une recherche non basée sur une hypothèse, non basée sur une analyse poussée de l’entièreté de la littérature, non basée sur une prétendue neutralité du chercheur, alors que celui-ci est au cœur de sa recherche. Faisons de l’induction, sans même connaître plus de notre sujet qu’une idée vague. Osons penser la théorie par nous-mêmes, ou construire nos connaissances sur une série de références, sans avoir à les résumer pour la centième fois en un roman. Acceptons qu’en tant qu’êtres humains, nous ne pouvons être réellement détaché de tout jugement, et que c’est parfois même dans l’acceptation de cela – et son énonciation claire – que nous trouverons des éléments cruciaux ! L’exercice vaut la peine d’être tenté, et ce même si cela finit par montrer la faiblesse de ces propositions.

Nous voilà donc, avec des millions de sources et une page blanche. Qu’y faisons-nous ? Trouver un sujet qui titille notre curiosité de chercheur en herbe. Puis chercher encore et encore, de façon empirique ou plus théorique, une réponse aux questions qui naissent en cours de travail, ou qui en sont à l’origine. Si le constat est à l’absence d’information, nous tentons aussi de comprendre en quoi ce vide est en fait rempli de matière. Si notre idée de base est infirmée, nous n’avons pas honte de l’exprimer en conclusion.

Voilà quelques grandes lignes d’une nouvelle philosophie de la recherche, ou plutôt de ce que serait une recherche par les profanes, les non-chercheurs. Non formatés complètement aux méthodes de la recherche, ouverts et créatifs, sans encore de contraintes liées à la volonté de perdurer dans une carrière qui reste compliquée et porteuse de tension, les étudiants sont en fait le public partiellement initié idéal pour lancer une recherche et y trouver peut-être, des éléments qui seraient autrement passés inaperçus. We-Search croit en ce potentiel, en la capacité des étudiants de réfléchir par eux même et de produire des articles qui soient à la fois révélateurs et agréables à lire, participant en cela à une vie de la recherche. La démarche n’est pas dans un refus des formes de la recherche – et encore moins dans la promotion d’une sorte d’ « anarchie méthodologique »; les normes en place se justifient en effet largement. Il s’agit surtout de les connaitre, et peut-être de les dépasser, mais surtout de se former tout en gardant son esprit critique.

C’est ainsi que deux étudiants de l’ULB, Eloïse Goffart (BA sciences politiques) et Alexandre Bartholomeeusen (MA droit) ont produit des recherches de qualité sur la question proposée par We-Search en début d’année académique : le libre examen.

L’article de E. Goffart étudie la perception des étudiants de bachelier de la faculté de Philosophie et sciences sociales de l’ULB de ce fameux concept. A partir d’une enquête par questionnaire, elle montre comment les étudiants définissent le libre examen, comment des liens avec d’autres concepts tels que la laïcité ou la liberté d’expression sont faits. Elle met en lumière une forme de méfiance de certains étudiants envers le concept, et parfois au contraire un attachement fort. L’article est une vraie mine d’informations, malgré la taille de l’échantillon petite bien que suffisante dans le cadre de la recherche, pour comprendre mieux les étudiants et leur relation à un concept qui fut tout de même à l’origine du positionnement de leur université.

L’article de A. Bartholomeeusen aborde quant à lui le traitement du concept par le droit. Revenant sur les controverses dans la doctrine sur le libre examen, il propose une analyse d’un arrêt de la Cour constitutionnelle relative au décret de la Communauté française instaurant un cours de morale non confessionnelle dans les écoles. Ici, le libre examen en tant que principe infusé dans la société est abordé, ainsi que sa place dans le monde de l’éducation. La démonstration juridique, et le commentaire de l’arrêt sont pointus et fondés sur une réflexion profonde menée par l’étudiant sur les textes juridiques et historiques en lien avec le concept.

Ces deux articles de qualité apportent de nouveaux éclaircissement sur la question du libre examen, et sa place dans l’université et dans la Cité. A ceux-ci s’ajoutent un édito par Guillaume Grignard et un article par Pauline Claessens. Ce-dernier traite de la place du libre examen dans les discours de l’ancien recteur de l’ULB Didier Viviers – à partir du blog de ce-dernier. Elle observe une représentation du concept inférieure à ce qui était attendue, avec quelques nuances : le type de discours, la conjoncture jouent ainsi un rôle dans le nombre d’évocations du concept. Mais plus généralement, ces deux écrits, par les organisateurs du projet We-Search, concluent sur une nécessité du renouveau de la compréhension du libre examen. La publication dans son ensemble laisse en effet apparaître de nombreuses questions de définition à ce sujet. Il semble en effet plus qu’important de se poser à nouveau la question de la signification du libre examen pour la recherche, mais aussi dans l’enseignement. Et non pas pour reléguer les anciens dieux au placard. Mais pour les faire redescendre sur terre, avec le commun des mortels. Après tout, méthode et empirie sont intimement liées. Pour le bien de la recherche, il importe donc de les faire davantage dialoguer.

 

>> lire la publication 2016-2017 « Le libre examen en questions »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *