Par Guillaume GRIGNARD – Vice-Président de We-Search et chercheur aspirant FNRS en sciences politiques au CEVIPOL (ULB)
Il se dégage dès lors une loi d’airain de la compétition : plus on crée des événements compétitifs avec des prix et des coupes à gagner, plus on vide de leur substance ces mêmes compétitions et plus on fabrique des vainqueurs qui ne sont jamais que des incarnations flottantes et volatiles de phénomènes hasardeux.
En 2018, We-Search consacrait son thème annuel à la désignation des vainqueurs. Le dimanche 18 novembre, la Belgique jouait son dernier match officiel de l’année, ce fut au final « une claque », une « incroyable déroute » ou une « impardonnable défaite » selon que vous lisiez les Unes de la Dernière Heure, du Soir ou de la Libre Belgique.
Après le sommeil du supporter, je voudrais par cette contribution porter un regard sociologique et critique à propos de la construction du vainqueur et du perdant au sein des compétitions sportives. Une occasion rêvée de conclure cette année 2018 qui a permis à toutes les équipes de We-Search de réfléchir à de nombreux aspects de cette problématique.
Les sciences sociales utilisent souvent des jumelles dans leur boîte à outils méthodologiques. Cela leur permet de zoomer et de dézoomer sur leur objet d’étude qui, manipulé dans différents sens, offre toujours un nouveau visage. C’est ce qui rend l’exercice de notre discipline éternellement passionnant. Je vais porter deux regards sur le match Suisse-Belgique du dimanche 18 novembre qui a déçu de nombreux supporters belges.
Le premier zoome sur notre équipe nationale, celle qui a été accueillie en héros par tout un pays après sa troisième place à la coupe du monde. Celle qui avait renversé le Japon en huitième de finale grâce à un but mémorable de Nacer Chadli et un commentaire tout aussi inoubliable de l’ancien joueur Philippe Albert.
Chadli faisait partie des héros du mondial, il est ce lundi 19 novembre au matin, le joueur sur qui toutes les critiques s’abattent. Noté à 3/10 dans la presse sportive, « il est l’homme qui a fait basculer le match pour les Suisses en provoquant un penalty » (La Dernière Heure du lundi 19 novembre). Ailleurs, on est aussi tout aussi critique envers lui : « il est impossible de ne pas pointer les errances de Chadli sur les deux premiers buts » (Le Soir du lundi 19 novembre).
Aujourd’hui, joueur de l’A.S Monaco, dernier du championnat de France, Chadli est le symbole de la victoire éphémère dans le sport, du passage de la lumière à l’ombre en à peine quelques mois, ce qui reste une expérience douloureuse et violente d’un point de vue psychologique. C’est le prix sans doute de l’euphorie de la victoire, cette chute tout aussi brutale.
Pourtant, cette construction du responsable de la victoire ou de la défaite repose sur un présupposé journalistique : la non-intégration du hasard dans l’analyse. Il faut se souvenir du miracle qui a vu cette drôle de tête de Jan Vertonghen complètement retourner le sens du match Belgique-Japon où notre équipe était menée. Sans ce but tombé un peu de nul part, que serait-il arrivé ?
Eh bien il serait sans doute arrivé à peu près la même chose que si la Suisse n’avait pas eu ce penalty, lui aussi tombé du ciel, qui est « le grand tournant de cette rencontre » selon les mots de l’entraîneur des Diables Rouges, Roberto Martinez, dans le journal Le Soir. Ainsi, le récit médiatique construit des héros, des vainqueurs et des perdants à partir de phénomènes qui auraient pu ne jamais se produire.
On peut conclure de ce point qu’un phénomène aussi circonstanciel qu’un penalty, un long ballon ou une mauvaise passe fabrique de toutes pièces des héros avant de les transformer en perdants quelques mois plus tard sur base de mêmes phénomènes largement hasardeux. Si ces phénomènes auraient pu ne jamais exister, leurs effets sur la santé mentale de nos athlètes sont eux bien réels.
Le deuxième regard que je voudrais proposer est une analyse qui cherche à dézoomer le contexte du match.
Que jouions-nous ? Un match décisif pour le Final Four. Le quoi vous dîtes ? Vous parlez d’une compétition qui existe depuis 100 ans ? Ah non, en fait on vient de la créer de toute pièce ! Le Final Four est ce « rien du tout » qui permet de vendre encore un spectacle sportif afin que le spectateur puisse regarder une compétition internationale chaque année.
Elle vise à regrouper « les quatre meilleures » équipes d’Europe. Il est intéressant d’analyser les réactions de l’équipe belge à son élimination de cette compétition. D’après Philippe Albert c’était « un premier objectif », Thibaut Courtois « aurait aimé » jouer ce Final Four alors que Chadli « voulait vraiment » le jouer. Mais cette question ne trompe pas. On ne demanderait jamais à un joueur s’il a envie de jouer la Coupe du monde ou l’Euro. Le simple fait de poser la question suffit à montrer du scepticisme pour cette énième compétition qui fabriquera un vainqueur éphémère et fragile.
Il se dégage, dès lors, une loi d’airain de la compétition : plus on crée des événements compétitifs avec des prix et des coupes à gagner, plus on vide de leur substance ces mêmes compétitions et plus on fabrique des vainqueurs qui ne sont jamais que des incarnations flottantes et volatiles de phénomènes hasardeux. Cette inflation de la compétition qu’on trouve dans beaucoup de sports nuit tant au sport lui-même qu’au spectateur. Elle crée une orgie du spectacle qui fait vaciller constamment les vainqueurs et les perdants tout en accroissant la financiarisation de l’événement qui semble être le seul paramètre qui gagne systématiquement au coup de sifflet final. Un peu de silence et un peu de calme en juin prochain feront le plus grand bien à nous tous qui avons vibré pour ce qu’a réalisé notre pays, et à nos sportifs pour qu’ils puissent trouver une vie tout simplement humaine.