Les conflits territoriaux dans l’UE ou la puissance des Etats membres – Pauline CLAESSENS

Par Pauline CLAESSENS – Présidente de We-Search et diplômée en etudes européennes et administration publique (ULB)


L’Union européenne est un ensemble d’Etats qui ont décidé de mettre en commun initialement deux marchés (ceux de l’acier et du charbon) puis progressivement d’autres domaines de leur souveraineté. Ceci avait pour objectif d’éviter, par les interdépendances commerciales, que les puissances européennes ne puissent se faire la guerre entre elles, cette-dernière devenant trop coûteuse. Aujourd’hui, il devient inimaginable qu’une guerre éclate entre voisins européens, tant de nombreux domaines de la société sont touchés pas des politiques européennes. Cependant, le continent reste scarifié de conflits passés, et parfois pas si anciens. Les pays appartenant au « bloc de l’Est » pendant la période de la Guerre froide n’ont en effet acquis l’indépendance que dans les années 1990, après la chute et la division de l’URSS, pour rejoindre l’Union dès le début des années 2000. Le 2 janvier 2018, un article paru dans Le Soir évoquait les disputes frontalières qui restent un écueil dans les relations entre certains des pays des Balkans. Il abordait la question de la division des terres entre la Croatie et la Slovénie, qui depuis la fin de la Yougoslavie, n’a pas été réglée. Il s’agit d’une bande de terre et de mer, autour de la baie de Piran. L’enjeu pour la Slovénie est celui d’un accès direct aux eaux internationales. Laissée de côté lors de l’entrée de la Croatie dans l’UE, la question a cependant été portée à un tribunal permanent de La Haye, qui a tranché en faveur de la Slovénie. Depuis 2015 cependant, la Croatie se refuse à exécuter le jugement. Cette situation est suivie de près par les institutions européennes, notamment la Commission, en la personne de Frans Timmermans, vice-président et chargé de l’Etat de droit et la Charte des droits fondamentaux.

Ce récit évoque plusieurs éléments intéressants, relatifs aux études européennes. Tout d’abord, revenons rapidement sur cette idée que l’Union européenne est identifiée à l’absence de guerre. Ceci suppose en effet que le coût d’entrer en guerre pour les pays soit trop élevé. La Slovénie et la Croatie, depuis leurs adhésions respectives à l’UE (2004 et 2013) ont en effet tissé de nouveaux liens, sans toutefois redevenir membres d’un seul et unique territoire. Les deux pays ont acquis durement leur souveraineté, ce qui n’empêche cependant pas que l’idée de ne pas se faire la guerre soit intégrée. De la même manière, l’article cite le règlement de différends territoriaux entre la Belgique et les Pays-Bas, réglés sans guerre. Au fond, l’idée même qu’une guerre entre deux pays soit perçue comme absurde est un indice quant à l’intégration de l’idée de paix. Et ce, même si l’on peut noter que l’intégration croissante des Etats à des systèmes globalisés (tant politiques qu’économiques) et aussi au niveau mondial est déjà un élément prohibitif pour le démarrage d’une guerre. Quant aux pays européens, le risque de couper tout lien commercial avec l’ensemble des pays de l’Union européenne comme sanction au démarrage d’une guerre se veut certainement un élément qui va dans ce sens.

Des approches dichotomiques

Cette problématique soulève sur le plan scientifique deux types d’approches, que nous résumons à l’outrance ici, pour en donner simplement l’idée générale : d’un côté, les approches fonctionnelles et/ou constructivistes de l’UE, et de l’autre les dimensions réalistes et/ou rationalistes. D’un côté, on peut considérer l’UE comme s’étant développée par « spill over », c’est-à-dire un mécanisme d’engrenage, qui a fait en sorte que toutes les dimensions sociétales, économiques, politiques tendent à passer dans le domaine européen. Sur le plan des idées, ceci mène aussi les acteurs à considérer l’Europe comme une donnée, qui s’impose à eux mais qu’ils co-construisent chaque jour. Dans cette logique, les acteurs étatiques sont donc amenés à suivre l’UE de par le fait qu’ils considèrent comme approprié de le faire. D’un autre côté, l’UE reste un ensemble d’Etats qui sont indépendants les uns des autres, et maintiennent leur souveraineté. Ils sont les créateurs de l’Union, et les institutions peuvent dans un sens n’être considérées que comme un moyen pour les Etats d’augmenter leur marge de négociation, et leur pouvoir. Dans ce cadre, les pays ne suivent l’Union que dans la mesure où ses positionnements et politiques les avantagent.

Cette deuxième série d’approches, basées davantage sur de potentiels calculs coûts-bénéfices des acteurs peut être illustrée par le cas évoqué ici. En effet, le problème dans l’idée d’une Europe comme garantie de paix, c’est que l’impact de l’UE sur le règlement en général des conflits entre Etats est limité : en effet, si ceux-ci voient les positions européennes se placer en leur défaveur, ils vont tendre à ne pas les suivre. L’attitude de la Croatie est ici claire : peu importe son appartenance à l’UE, elle garde son positionnement propre. Un autre élément joue ici en ligne de compte : quel est le pouvoir d’action de l’Union ? En effet, si l’on considère l’UE comme un agent des Etats-membres plutôt qu’un acteur à part entière, cela a des implications sur son impact réel lors de conflits ou disputes.

Les institutions prennent ainsi rarement position clairement contre un Etat-membre, et évitent à tout prix de les « froisser ». Cela se voit notamment dans les réactions aux mouvements indépendantistes de régions comme l’Ecosse ou la Catalogne. Les institutions réagissent alors en énonçant davantage de grands principes de « respect des droits » et des constitutions nationales. Ceci permet d’éviter par exemple qu’un grand Etat comme l’Espagne ne voie comme une atteinte un soutien à un peuple qui fait sécession, et le fasse payer à l’Union ou ses Etats-membres sur d’autres plans. De façon similaire, même si un vice-président de la Commission est mandaté pour agir sur la question Slovénie-Croatie, il est très difficile de l’imaginer menacer la Croatie de sanction pour non-respect du jugement de La Haye.

La seule institution européenne qui fait de facto usage de tels moyens de pression est la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), qui tend à faire appliquer ses jugements à l’encontre même des Etats. Pour exemple, les questions des droits des femmes ont fréquemment été avancées au niveau de la CJUE, lors de questions préjudicielles ou arrêtés rendus contre les Etats eux-mêmes – en Belgique, le cas par exemple des hôtesses de l’air de la Sabena, société publique, en est un exemple.

Quid des autres institutions ?

La CJUE est cependant une exception. Le Conseil et le Conseil européen étant composés de membres des gouvernements nationaux, il est difficile de les imaginer agir de la même manière sans risquer l’incident diplomatique. Et ce d’autant plus que dans ces arènes, tout se négocie : faire pression sur la Croatie pour un pays pourrait avoir pour conséquence qu’il doive lâcher du lest sur une autre question plus essentielle pour sa souveraineté. Le calcul – rationnel – est assez simple : si l’Etat n’y voit pas son avantage, il n’a pas intérêt à agir sur la question. Quant au Parlement européen, s’il dispose d’un pouvoir de critique – pour l’appeler ainsi – , il ne dispose pas de pouvoirs suffisants pour imposer une contrainte à un Etat-membre.

Qu’en est-il de la Commission ? Bien que les Commissaires soient issus chacun d’un Etat-membre, l’institution étant gardienne des traités, chargée de l’application des politiques, est-elle dénuée de pouvoir d’action ? C’est là que la division entre compréhension de l’UE comme ensemble normatif, et celle du choix rationnel plus proche du réalisme dans les relations internationales, se complexifie. Dans un sens, les Commissaires peuvent tendre à être loyaux envers les Etats dont ils sont issus. Mais en même temps, il ne sont pas immédiatement issus des gouvernements nationaux, et restent au moins partiellement sous le contrôle limité du Parlement européen. Potentiellement, il serait moins coûteux pour la Commission de prendre position sur la question Slovénie-Croatie, que cela le serait pour le Conseil. Cependant, les appartenances croisées des Commissaires – entre leur nationalité, leur appartenance politique, leur portfolio – rend difficile une action claire ; à la Commission aussi, tout se négocie…

Des approches dichotomiques, vraiment ?

Alors, au moment d’étudier l’UE, et surtout les relations entre institutions et Etats-membres, et entre Etats, il est important de comprendre les limitations qu’il y a à ne prendre en ligne de compte qu’une approche. Selon qu’on adopte une position méso (point de vue d’une institution prise plus globalement) ou micro (point de vue des individus et leurs actions), les conclusions apportées seront différentes. Ainsi on peut voir dans l’action de la Commission l’appel à des valeurs de droits – vu le portfolio du Commissaire mandaté pour suivre l’affaire en question ici – typiques de l’UE comme puissance construite sur des normes. Ou l’on peut voir l’absence de réaction claire de l’institution, et tenter de l’expliquer par le positionnement de certains Commissaires, voire même les attributions des Commissaires slovène – transports – et croate – développement. L’on peut aussi se poser la question du suivi par la Croatie elle-même des décisions de justice en général, et même se pencher sur son processus d’accession qui a éludé la question de cette division du territoire yougoslave pour comprendre mieux la situation. Ceci permettrait peut-être de mieux envisager des intérêts économiques et le bagage historique que recouvre cette question territoriale. Aussi, des explications constructivistes de l’identité nationale pourrait entrer en ligne de compte pour voir ce qui se cache, outre les intérêts économiques, derrière le conflit. Les deux pays restent en effet marqués par une histoire commune, souvent douloureuse, qui a un pouvoir explicatif qui ne peut être négligé. Mais qui peut également être traduit en choix stratégiques dans le chef d’un gouvernement qui veut être un jour réélu.

Derrière le choix d’une approche, et la volonté de faire coller les éléments d’un cas particulier à son cadre théorique, il y a en effet toute une analyse à conduire, une ouverture à avoir quant aux autres explications possibles. Oui, choisir une approche permet de ne choisir de voir qu’une part de la réalité pour mieux la comprendre. Mais l’étude d’un même sujet ne peut être complète sans la prise en compte de plusieurs angles de vue. Au final, il est de la responsabilité du chercheur de ne pas proposer une vision de la réalité trop simplifiée, ou en tout cas d’ouvrir en conclusion de sa recherche la porte à d’autres approches. Le fameux « Il serait intéressant d’étudier ce sujet … » trouve là tout son intérêt.

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