Science et langage : exploration d’un nouveau Logos académique par la Bande Dessinée

Par Guillaume GRIGNARD – Vice-Président de We-Search et aspirant FNRS au CEVIPOL (ULB)


Abstract   

Ce texte propose de démarrer par un premier paragraphe tout à la fois classique et pourtant pièce maîtresse de l’argumentation : un Abstract ou résumé mais le mot a été volontairement mis en anglais. Cet abstract résume en une dizaine de lignes ce qui sera discuté dans l’article scientifique, on le trouve presque toujours dans les revues scientifiques. Nous le faisons avec une certaine ironie ici puisque ce dispositif fait partie des supports de la recherche que nous souhaitons interroger dans un article qui ambitionne de parler du Logos académique. Nous entendons par Logos académique l’ensemble des supports utilisés par les chercheurs pour communiquer leur recherche, en ce compris les publics visés par cette communication. Après avoir proposé un regard critique sur ces supports actuels, nous explorerons la bande dessinée à travers cinq exemples pour voir si d’autres logos académiques sont disponibles et discuter de leurs avantages potentiels.

Introduction 

Notre article aborde la question de la communication de la recherche par les scientifiques et interroge les grands supports traditionnels qui assurent la fonction essentielle de graver dans le marbre des travaux de chercheurs. Tout projet de recherche traverse en effet des phases similaires : une idée, beaucoup de travail, beaucoup d’envies, des contraintes, un besoin d’abandonner, de raccourcir et puis la trahison de l’écriture, ce moment particulier où tout ce qu’on voulait dire deviendra tout ce qu’on a dit.

Les canaux de diffusion essentiels pour les chercheurs sont principalement des chapitres dans un ouvrage collectif ou la soumission d’un article à une revue scientifique à un comité de lecture. Souvent, les revues ont des exigences de forme différentes. Ce qui fait qu’un académicien passe parfois un temps important à simplement formater différemment un texte au même contenu. Pouvoir être publié est une étape importante dans la vie de la recherche mais davantage encore dans la vie du chercheur, c’est un moyen pour lui d’obtenir de la visibilité, de renforcer son parcours académique et de pouvoir ainsi in fine postuler pour un poste fixe dans une université. D’emblée apparaît ainsi un risque que nous qualifierions de tautologique : vouloir être publié pour pouvoir être davantage publié dans le but d’avoir un emploi fixe où on sera encore plus publié. C’est pour cette raison que les chercheurs choisissent des stratégies de publication, comme une thématique de recherche (cela peut être par exemple le choix de travailler sur certains pays et pas sur d’autres) et le choix d’une langue telle que l’anglais qu’on aime ou non la pratiquer. A notre estime, ce support de la recherche, ce Logos contient en lui plusieurs réserves sur lesquelles il serait nécessaire de travailler afin de recréer une dynamique authentique et non consumériste à la recherche scientifique. Nous en proposons l’examen avec un regard comparatif entre sciences humaines et sciences exactes. Ensuite, nous nous appuierons sur cinq bandes dessinées pour explorer les possibilités d’autres Logos.

Standardisé, « in English », à la rationalité étroite…  Quelques « maux » du Logos académique contemporain   

La première réserve est celle de la standardisation de l’écriture. Aujourd’hui, les revues fonctionnent avec une mécanique digne d’une série policière dont vous regardez le quarantième épisode : aucune surprise, aucune découverte et un sentiment intense d’avoir déjà vu ce film quelque part. Impossible de reprocher cette mécanique, car l’étonnement n’est aucunement l’objectif de telles revues et les méthodes scientifiques rendent indispensables de garder une structure commune. Qui imaginerait surprendre le lecteur en ne mettant aucune bibliographie à la fin d’une recherche ? Ce serait stupide ! Donc il y a forcément un socle fondé par l’épistémologie de la discipline et qui en fait justement une discipline scientifique. En utilisant ce support pour la recherche, on ne peut pas échapper à ce ciment méthodologique sans perdre la qualité de la recherche elle-même. Cependant, si on explore un schéma typique pour les sciences humaines (je laisse ici de côté les sciences exactes dont j’ignore les standards méthodologiques), on obtient un cocktail avec une introduction, une revue de la littérature (pour les non-initiés, qui consiste à explorer ce que d’autres auteurs ont dit sur votre sujet), parfois un commentaire plus développé sur la méthodologie, deux ou trois chapitres de fond, puis une conclusion et une bibliographie qui reprend les titres par ordre alphabétique avec toutes les références détaillées. Quel que soit le sujet, le lecteur risque souvent de trouver cette structuration, et pour celui qui est plus connaisseur, il va souvent rencontrer des informations dont il a déjà connaissance. Cela renforce la tentation d’une lecture rapide, qui explore les grandes lignes d’un article sans le lire en profondeur. Cette standardisation est un passage obligé de la recherche et elle a le mérite d’en assurer une diffusion avec des normes scientifiques partagées entre chercheurs. Cependant, le risque est que cette structure peu créative écrase la recherche où la forme se confondrait au fond et éteigne la curiosité intellectuelle du lecteur confronté finalement à un grand nombre de produits semblables.

La deuxième réserve concerne la langue de la recherche, qui est aujourd’hui outrageusement anglaise. Soyons honnête, intellectuellement, que des chercheurs dans le monde puissent échanger dans une langue commune ne peut être que stimulant, cela permet à un maximum de personnes d’accéder à l’information et d’en faire une réutilisation critique. Il est donc positif que des chercheurs utilisent une langue commune de communication. Néanmoins, cela procure des effets pervers qui concernent sans doute plus les enquêtes qualitatives dont l’objectif est de comprendre un phénomène que celles quantitatives dont le but est d’expliquer par des causes un phénomène. La langue a une poésie, une subjectivité, une beauté qui lui est particulière. Le fait qu’aujourd’hui beaucoup de personnes utilisent une langue qui n’est pas leur langue première contribue à appauvrir un langage en fixant quelques expressions communes apprises froidement par tout le monde. Dans des recherches compréhensives en particulier, il est nécessaire de nuancer, affiner, peaufiner le vocabulaire et il n’est pas sûr que la mise en écriture en anglais d’une enquête nécessitant des entretiens réalisés en espagnol ne fasse pas perdre en substance la qualité de ces entretiens. Un mot n’est pas un autre, certains mots ne se traduisent pas et si le but est de considérer la parole du témoin, la frontière entre traduction et trahison est poreuse. En outre, cette poésie dans la recherche elle-même se trouve aussi chez le chercheur qui bien souvent ne sait pas aussi bien nuancer et embellir son écriture dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.

Arrêtons-nous un instant sur ces deux premières réserves. De notre modeste expérience de chercheur, il est peu probable de trouver un dispositif scientifique surprenant dans un article et avec l’usage de la langue il est également peu probable de trouver une poésie particulière qui distingue un article d’un autre. Cette affirmation mériterait néanmoins d’être démontrée par une analyse plus aboutie, que le lecteur me pardonne ici de me référer à ma propre expérience sensible. Admettons donc que ce soit le cas. Dès lors, le lecteur d’un article n’a en fait pas grand-chose à lire. Il se comporte comme un client dans un grand magasin qui va aller chercher ce dont il a besoin en ignorant les autres produits qui ne l’intéressent pas. Comme dans les commerces, certaines enseignes sont célèbres et attireront toujours plus de clients que d’autres, méconnues. De très nombreux articles ne seront dès lors que rarement lus et quand un lecteur les lira, il ne les lira que partiellement suivant une démarche pragmatique. Quelle plus belle manifestation de cela que l’Abstract présenté en tout début d’article ? Ces dix magnifiques lignes qui sont l’exacte parallèle d’un plan du magasin pour permettre au lecteur de passer le moins de temps possible dans l’article car il en a tellement d’autres à explorer. Ainsi, nous pensons qu’au niveau des sciences humaines, la plupart des lecteurs vont lire le résumé, l’introduction, la conclusion et peut-être un des chapitres laissant la majorité des pages de l’article de côté. Comment en vouloir au lecteur puisque tout le dispositif est fait pour cela ? Rien d’original à découvrir dans le dispositif (tous les articles se ressemblent). Rien à lire dans le vocabulaire (les mots sont à usage pragmatique et non pour le plaisir ou la beauté de la langue). Cela signifie qu’un chercheur, souvent financé par de l’argent public par ailleurs, a fait un travail immense que personne ne lira jamais. Il nous semble que cela pose un problème.

La troisième réserve est plus complexe à expliquer et à nouveau, nous devrons la regarder de manière comparative entre les sciences exactes et humaines. Nous considérons que le Logos académique présenté ici est à rationalité limitée parce que la recherche n’a pas trouvé un autre support d’expression que des mots et des arguments. En ce sens, elle limite la rationalité à ce processus alors qu’elle pourrait s’exprimer par d’autres manières. Citons quelques exemples où une pensée scientifique pourrait se déployer avec le même crédit que dans la forme classique d’un article. L’écriture d’une fiction, d’une histoire ne pourrait-elle pas contenir un sujet scientifique ? Un dessin ou une suite de dessins, une sculpture ne sont-ils pas aussi des moyens d’expression à rationaliser ? Un texte humoristique ne peut-il pas trouver sa méthodologie propre pour raconter une recherche ? N’y a-t-il pas dans la digitalisation des savoirs, une opportunité pour informatiser l’écriture de la science ? Nous pourrions multiplier les exemples qui soulignent que depuis l’enfance et les premières interrogations à l’école, seule l’écriture d’arguments a été considérée comme l’unique expression possible de la rationalité. Or, nous prétendons que ce n’est pas le cas et que des recherches tout aussi scientifiques pourraient bénéficier d’un support différent, qui fait appel à une autre partie de l’intelligence humaine. Nous en avons proposé plusieurs et proposons à présent d’explorer un Logos particulier, celui de la bande dessinée.

Vers un nouveau Logos académique par la bande dessinée ? 

Nous nous sommes intéressés aux bandes dessinées récentes qui ont traité de politique ou d’économie et avons identifié cinq titres pertinents à analyser : Benoist Simmat et Vincent Caut : La ligue des économistes extraordinaires, Smithn Marx, Keynes et tous les autres en BD. Des mêmes auteurs : La ligue des capitalistes extraordinaires de André Citroën à Steve Jobs les grands entrepreneurs en BD. Christophe Blain & Abel Lanzac Quai d’Orsay, chroniques diplomatiques. Darryl Cunningham L’ère de l’égoïsme, comment le néolibéralisme l’a emporté. Et enfin, Michael Goodwin Economix, la première histoire de l’économie en BD.

Nous analyserons ces titres à l’aune de notre quête d’un nouveau support à la pensée scientifique sans oublier que ces cinq ouvrages n’ont aucunement été écrits dans un but scientifique, mais bien pédagogique pour disséminer les connaissances. Les critiques que nous formulerons ne sont donc pas directement des critiques envers les auteurs eux-mêmes.

Benoist Simmat et Vincent Caut 

Les deux premiers opuscules que nous étudions sont les œuvres de deux auteurs français : Benoist Simmat et Vincent Caut, le premier est journaliste économique et le second auteur à succès de bande dessinée. Ces deux pièces sont très agréables à lire et ont l’avantage de proposer en quelques centaines de pages illustrées, une liste très importante d’économistes et d’entrepreneurs célèbres. Si on apprend beaucoup de noms, les deux ouvrages ont le défaut de proposer une structure similaire qui lasse très vite, ce sont plus des pièces où il faut lire cinq ou six noms puis faire autre chose, un peu comme la lecture d’un dictionnaire.

Sur un angle scientifique, les ouvrages frappent par deux choses, une orientation ostensiblement à gauche et une simplification du trait. Premièrement, l’objectif qui transparaît reste de se moquer gentiment de ces individus extraordinaires tout en les descendant fameusement de leur piédestal. La pensée de tous les économistes est ainsi classifiée avec le sous-titre « thèse, antithèse, foutaise » et leur impact sur le monde contemporain de « pourquoi il s’est planté, merci ». Du côté des capitalistes dans le second ouvrage, il est écrit d’une part « L’empire du pire » et d’autre part « son héritage narcissique, merci ! » Les économistes se sont ainsi tous plantés et les capitalistes sont tous des narcissiques qui ont créé « l’empire du pire ». Si nous relisons cela avec l’oeil du Logos classique de la recherche, il y a beaucoup d’arguments pour étayer comme pour nuancer cette présentation, n’empêche qu’elle est fortement orientée. Deuxièmement, le sujet apparaît ici trop simplifié. C’est le travers de supports combinés comme l’humour et la bande dessinée : faire quelque chose d’attractif, d’accessible mais du même coup raconter des choses inexactes et superficielles. Dans ces ouvrages les textes sont finalement assez réduits et le dessin n’a pas d’autres fonctions que raconter la même chose que le texte donc le lecteur n’y apprend pas franchement davantage. De même, est-il pertinent de reprocher à des économistes d’il y a deux siècles de ne pas avoir prévu ce qui allait les suivre cinquante ans plus tard ? Dire « pourquoi il s’est planté merci » revient à pécher par anachronisme.

Ces deux ouvrages sont donc amusants et donnent un bon plaisir de lecture. Il n’est nullement de notre intention de dénigrer un excellent travail de vulgarisation pédagogique des connaissances. Mais, pour notre approche, ils ne montrent pas une forme particulièrement stimulante d’un Logos scientifique dessiné. L’aspect simplificateur est absolument à rejeter car la science n’a pas pour vocation de simplifier des phénomènes complexes pour les rendre faussement accessibles. L’aspect de l’orientation d’une œuvre est plus complexe et nous réservons cet argument pour le livre de Cunningham mais nous soulevons ici simplement la question de savoir si un chercheur impacte son objet de recherche par ses idées et ses valeurs. Le phénomène est bien connu en sciences humaines sous le nom de la neutralité axiologique, traduction française du werturteilsfreie Wissenschaft du sociologue allemand Max Weber.

Blain & Lanzac 

Christophe Blain est un auteur français à succès de bande dessinée, il travaille avec Abel Lanzac, de son vrai nom Antonin Baudry, à un ouvrage en deux volumes dont nous avons lu le premier qui se base sur la vie politique dans un cabinet des affaires étrangères françaises. L’ouvrage est un grand succès, primé à Angoulême et adapté au cinéma. Avec cette bande dessinée, nous entrons dans la question de la fiction, un récit peut-il véhiculer une pensée scientifique ?

Cette histoire se raconte aussi vite que ne passe le temps dans un cabinet politique, un jeune homme entre un peu par hasard dans un cabinet pour écrire les discours d’un ministre. A travers les aventures, le lecteur est confronté au non-sens de la vie politique : des mots pour ne rien dire, des conflits de pouvoir entre ministres d’un même gouvernement, l’anéantissement de la vie privée et surtout des scènes mythiques comme d’une part la rencontre avec un prix Nobel de littérature où le ministre monopolise la parole et confond les mots d’autres discours et d’autre part l’usage du fluo en permanence pour souligner les textes et vider ainsi de sens tout le langage sémantique.

Pour le scientifique, le premier tome de ce livre raconte beaucoup de choses. Cette fonction narrative du discours est justement ce qu’il manque parfois aux textes scientifiques classiques, centrés sur le pragmatisme (répondre à une question de recherche). A un historien du travail au 19ème siècle, on pourrait se demander si on n’apprend pas plus en lisant Zola ou Dickens qu’en lisant un essai historique. En réalité, l’un et l’autre se complètent et apportent des choses différentes, bien que les deux grands auteurs précités seront rarement référencés en bibliographie d’un ouvrage académique. Pourquoi ? Parce que nous avons une vision réduite de la rationalité et que nous n’utilisons pas toutes les ressources à notre disposition pour faire parler le réel (problème n°3 du logos académique classique). Parce qu’aussi nous sommes dans un format standardisé où ce genre de choses ne se font pas (problème n°1, voir supra).

Si nous prenons une recherche en observation participante telle que pratiquée en sciences sociales, cet ouvrage de Blain et Lanzac peut clairement être un exemple d’inspiration pour raconter une observation de terrain avec d’autres supports. En effet, le dessin et la fiction apportent d’autres éléments compréhensifs à un phénomène social. Comme ces éléments sont vécus par les personnages, comme il y a un partage d’émotions entre les personnages et le lecteur, il y a des éléments qui en réalité sont mieux mis en relief par cette forme de logos. Néanmoins, le problème d’une fiction c’est qu’elle est justement fictive et qu’à un moment de la recherche, il sera nécessaire  de borner cette fiction, de tirer des conclusions scientifiques d’un phénomène social par des éléments notamment  fictifs plutôt que de tirer des conclusions fictives qui ne seraient plus alors de la recherche scientifique. Il pourra exister un jour, dans un monde de science-fiction pour le coup, une méthodologie des sciences humaines qui proposera des clés pour combiner des éléments fictifs et non fictifs pour un même phénomène social, lui bien réel. C’est ici que se voit la rationalité derrière la fiction. Nous reviendrons sur ces derniers aspects en fin d’article.

Darryl Cunningham 

Darryl Cunningham est un auteur britannique de bande dessinée dont l’œuvre proposée ici est « l’ère de l’égoïsme », traduit de l’anglais « the age of selfishness », est tout simplement une œuvre d’Art de puissance subversive, de critiques et de narration. Comme son sous-titre l’indique, la bande dessinée cherche à savoir « comment le néolibéralisme l’a emporté » dans notre société actuelle. Son sommaire en trois points est saisissant : premièrement, une biographie de Ayn Rand, la philosophe mère de l’objectivisme qui a influencé de nombreux hommes politiques américains comme l’ancien président de la Réserve Fédérale, Banque Centrale des Etats-Unis, Alan Greenspan. Cette biographie n’a rien d’un ennui, au contraire on ne lâche pas le livre d’une semelle surtout qu’il est parsemé d’intrigues amoureuses juteuses : l’auteur raconte à merveille comme Ayn Rand s’est entouré de disciples soumis et manipulés pour suivre la totalité de ses idées. Des couples se sont ainsi faits et défaits et la perversité de l’action de Ayn Rand telle que racontée est glaçante. Deuxièmement, le chapitre « Le Krach » est peut-être l’un des meilleurs textes pour expliquer la crise bancaire de 2008 aux Etats-Unis. Le pont entre le chapitre 1 qui décrit la pensée idéologique des acteurs de cette crise et le chapitre 2 qui montre son application au secteur bancaire est d’une grande ambition intellectuelle et l’auteur convainc son lecteur de la pertinence de l’approche. Troisièmement, et malheureusement, le chapitre « l’ère de l’égoïsme » conclut cet ouvrage en posant un cas d’école aux sciences sociales sur les questions de sciences militantes, neutralité axiologique, surinterprétation des données. L’objectif de l’auteur est alors de « rejeter cette philosophie de l’égoïsme », dernière phrase du livre. Pour ce faire, il utilise des études qui montreraient que le cerveau des gens « de gauche » ne serait pas tout à fait le même que des gens « de droite », par exemple des études montreraient que les opinions politiques se forgeraient déjà durablement dès l’enfance, que les progressistes rangeraient et décoreraient autrement leurs maisons que les conservateurs, que sous situation de stress ils réagiraient autrement, etc. De ce constat, on arrive ensuite au Tea Party, à Ukip au Royaume-Uni perdant définitivement alors le lecteur. Deux problèmes majeurs sont à relever : d’une part, aucune étude n’est explicitement citée dans la bibliographie et d’autre part, ses conclusions sont essentialisées comme si être de droite aux Etats-Unis ou en Europe était la même chose. Cette déception relative au dernier chapitre est en réalité une bonne fortune pour cet article car il pose un cas d’école sur l’engagement politique du chercheur et sa capacité à apporter des preuves pour étayer ses conclusions. Le livre de Cunningham est nourri par une passion, celle d’un engagement pour un monde moins égoïste. Il nous livre ainsi cette formulation autant scientifique qu’engagée :

« A droite, on continue de croire fermement que l’économie de libre marché peut résoudre tous les problèmes et que la crise financière a été causée par les derniers vestiges de réglementation et d’interférence gouvernementale. On prétend que seule la révocation totale des lois interventionnistes et des agences de régulation permettra aux marchés d’atteindre leur niveau optimal et aux individus de prospérer en conséquence. Voilà qui défie clairement la réalité. (Nous soulignons) Si ces trente dernières années nous ont appris quelque chose, c’est bien que l’économie de libre marché ne conduit pas à la liberté individuelle, mais à la liberté des entreprises-une liberté qui a été adoptée d’innombrables fois par le passé pour polluer, voler et opprimer. » (P.149) 

Cette passion qui anime l’auteur participe à un argument bien étayé. En effet, l’exploration du réel montre bien qu’un marché optimal ne nait pas suite à l’anéantissement des organes de contrôle. Mais, cette passion précipite l’auteur en fin de parcours en dehors d’un Logos de rationalité lorsqu’il mentionne les différentes études essentialisantes dont nous avons parlé. Lorsque nous explorons d’autres supports de la recherche, la question de l’implication d’un auteur va être d’autant plus saillante et il faudra que les disciplines scientifiques trouvent un carcan méthodologique pour l’encadrer afin qu’une passion légitime et un engagement politique nécessaire nourrissent toujours un résultat scientifique.

Michael Goodwin 

De toutes les bandes dessinées, Economix est indiscutablement la plus connue et la plus grande référence à consulter. Son auteur est un écrivain américain freelance pour reprendre les termes du site Internet du nom de la bande dessinée, qui a travaillé en citoyen pour produire  cette « première histoire de l’économie en BD ». Goodwin se promène dans le livre comme narrateur et raconte trois siècles d’histoire économique dans le monde avec précision, profondeur et pédagogie. Le livre a été primé dans le monde et il mérite indéniablement les superlatifs reçus, de notre angle scientifique il est intéressant de réinterroger la notion d’engagement de l’auteur, de signaler sa recherche bibliographique et de soulever un aspect de l’ouvrage qui le distingue néanmoins d’un ouvrage scientifique.

Premièrement, le lecteur trouve immédiatement une affirmation très forte dès les premières pages de l’opuscule :

 « L’économie n’est pas de la chimie : elle est régie par la complexité infinie du comportement  humain (l’auteur souligne), et non par des lois rigides. C‘est pourquoi je serai le narrateur. Le livre représente mon point de vue sur l’économie pour le meilleur comme pour le pire. Par exemple, bien que je me sois efforcé d’englober le monde entier, je me suis concentré sur l’économie des Etats-Unis parce que je suis un américain et que c’est l’économie dans laquelle je vis. D’ailleurs Tout (nous soulignons avec l’auteur) livre sur l’économie présente un point de vue personnel de quelqu’un. Alors ne prenez pas ce livre – ni aucun autre – pour parole d’évangile. Si un propos vous semble erroné, rien n’est plus facile que de vérifier les faits, de trouver d’autres opinions, ou de réfléchir aux choses par soi-même. » 

Cette affirmation est très forte, l’économie n’est pas une science exacte, mais une science compréhensive animée par des auteurs notamment scientifiques qui donnent une opinion sur son fonctionnement et non une parole indiscutable. D’ailleurs, en prolongeant le propos, tout livre de sciences humaines exprime d’une manière ou l’autre une opinion personnelle d’un auteur. Les opinions personnelles ne disparaitraient pas d’un travail scientifique et la neutralité axiologique a justement pour vocation de les annoncer en toute transparence aux lecteurs, ce que Goodwin fait par rapport à l’ancrage américain de son œuvre.

Deuxièmement, la bibliographie de l’auteur est impressionnante pour une bande dessinée et elle surprend le lecteur car elle rompt avec la mécanique classique d’une bibliographie en raison du fait qu’elle est argumentée. Goodwin redonne sens à ce que de doit être une page de références, un endroit vivant où l’auteur donne envie aux lecteurs de lire davantage et non un musée poussiéreux de références froides comme elle l’est très souvent dans nos disciplines.

Enfin, dernièrement, Goodwin a un défaut important dans son ouvrage qui est un aspect qui doit alerter ceux qui pensent en tant que scientifiques : celui de vouloir tout expliquer. Ce livre commet la même erreur que beaucoup de jeunes chercheurs à savoir vouloir tout dire sur tout, le lecteur explore autant la révolution de 1917 que les guerres mondiales, le nazisme, son cas d’étude semble être l’infini de l’histoire, si bien que contrairement à ce que dit l’auteur de sa préface, il n’est guère conseillé d’avaler ce livre en une fois. Cela fait une différence de qualité avec Cunningham qui a lui parfaitement réussi à tenir sa ligne pendant un bon deux tiers du livre. Une réflexion scientifique sur un sujet qui choisirait un autre support que le logos classique ne pourra faire l’économie de cette nécessité de faire ses choix de cas d’étude et se concentrer sur l’exploration d’un problème particulier et non de toutes les faces du problème.

Faire de la science… tout un Art ? 

Cette exploration modeste d’autres logos académiques nous amène enfin à poser une question centrale : en tant que scientifiques, sommes-nous des artistes du Savoir ou bien des prolétaires de la Science ? Sommes-nous des êtres uniques, comme des écrivains, des peintres ou des compositeurs qui seront découverts pour leurs œuvres ? Ou bien sommes-nous les fourmis anonymes d’une machine à production de la connaissance dans laquelle nous nous fondons en toute humilité ? Le monde de la recherche contemporain penche selon nous pour la deuxième proposition. Parce que nous écrivons dans des formes standardisées, dans une langue standardisée et sous des formes rationnelles limitées, nous ne sommes pas des auteurs qui avons finalement quelque chose à raconter. Nous sommes les acteurs d’un système déshumanisé et produisons du savoir scientifique afin que notre université avance dans les rankings (voir sur ce même site l’article de Germain Van Bever à ce sujet) et afin surtout d’avancer dans la promotion de nous-mêmes en tant que scientifique de renom. Bien sûr, nombreux sont les académiciens qui tentent de lutter contre cela en publiant moins et avec plus de qualité, mais cette lutte se fait néanmoins à l’intérieur du système. Cet état de fait n’est pas inéluctable et correspond à un choix de société. A une époque, des  auteurs n’étaient pas moins des sociologues que des philosophes. Comment qualifier par exemple l’œuvre d’Alexis de Tocqueville entre l’histoire, la science politique, le droit, l’anthropologie ? Cet homme a tout fait et a tout écrit dans un style littéraire beau à en lécher les pages. L’Art et la Science peuvent ainsi se rejoindre comme par exemple l’œuvre d’un Emile Zola éminemment scientifique, narrative et littéraire. Aujourd’hui, les arguments ne manquent pas pour explorer ces nouveaux Logos académiques : reconquête d’un public loin des tours d’ivoire de la science, recréation du sens du travail d’un chercheur financé par des instances publiques, lutte contre la dépression du chercheur (voir à ce sujet les travaux de la sociologue Katia Levecque de l’université de Gand).

La bande dessinée peut être un Art de la recherche possible parmi d’autres comme les Arts numériques, les textes humoristiques, les narrations. Pour que de nouvelles rationalités et de multiples Logos s’ouvrent, il faut respecter des règles essentielles : d’abord ces nouvelles formes de supports scientifiques ne remplaceront jamais les formes actuelles, l’ambition n’est pas de pousser tous les auteurs d’articles scientifiques à se diriger vers la peinture, mais bien de voir ce que notre Logos académique classique parvient à capter et ce qu’il ne peut capter et dès lors créer des supports complémentaires tout autant valorisés dans les rankings et publications officielles. Ensuite, à l’intérieur même de ces nouveaux Logos il faut garder ce qui donne le caractère scientifique de si nombreuses disciplines : une méthodologie ! Il ne s’agit pas de perdre toute sa rigueur scientifique parce que le support a changé, il faut au contraire éviter des écueils que nous avons mentionnés : la tentation de simplification comme chez Simmat et Caut, l’ambition de tout peindre, de tout mettre en poésie comme chez Goodwin ou l’interprétation abusive des données comme chez Cunningham. Ainsi une bande dessinée scientifique ne va pas tirer le socle méthodologique par le bas… que du contraire.

En assumant l’aspect artistique et unique de notre travail, nous reviendrons sur le rôle de nos opinions, de nos valeurs et sur comment elles façonnent notre recherche. Nous pourrons beaucoup plus difficilement les cacher derrière un texte argumentatif qui a tout l’apparence d’une neutralité sans jamais en avoir la substance et nous devrons assumer l’intuition de Goodwin : que toute production dans les sciences humaines cache toujours l’opinion de son auteur, au lieu de la cacher, il faut plutôt l’assumer et la présenter en toute transparence à son lecteur. Audacieuse, créative, engagée, honnête et humaniste, la Science à multiples Logos a toutes les cartes en mains pour bousculer les mécaniques établies et apporter un embellissement artistique de disciplines scientifiques qui n’ont pas fini d’écrire leur futur.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *