Par Guillaume Grignard (vice-président de We-Search) et Oscar Duplat (étudiant en BA2 géographie à l’UCL)
L’été 2022 fut comme souvent propice aux grandes compétitions sportives avec notamment le Tour de France masculin et féminin, l’Euro de football féminin ou la reprise d’autres grandes compétitions footballistiques. Ce monde du sport fait l’objet de nombreuses traditions de recherches en sciences sociales que ce soit sur le rapport à la nation, aux supporters, ou au culte de la performance (Bourdieu, 1994 ; Bourg & Gouguet, 2017 Bromberger, 1995 ; Hourade, 2002 ; Lestrelin, 2010).
Comme le sport est omniprésent dans les médias, il est régulièrement tourné en dérision par les humoristes et caricaturistes. Ces derniers ont désormais une place prépondérante dans nos sociétés (Vaillant, 2016), certainement dans les émissions de télévision où le divertissement brouille fréquemment les programmes plus sérieux (Brants, 2003 ; Neveu, 2003).
Se moquer du sport : le cas de la FFL
La Fédération Française de la Lose (FFL) incarne justement un acteur particulier dans ce domaine et fait l’objet de cet article. Créée en 2015, la FFL regroupe aujourd’hui tous réseaux sociaux confondus un peu moins d’un million de personnes. Elle publie les meilleures défaites « à la française », les petites bourdes et les dérapages des différents sportifs tricolores, en les glorifiant avec mauvaise foi et autodérision pour le plaisir de leurs abonnés. Car les défaites, et encore plus lorsqu’elles sont mémorables, contribuent à la légende du sport.
La FFL se distingue également d’autres acteurs satiriques car elle participe activement aux événements sportifs en proposant des partenariats et des produits liés à la défaite dans le sport. Ainsi, la FFL bouleverse toutes les traditions heuristiques liées au sport et au supportérisme. En effet, la FFL (1) déconstruit les grands mythes de la nation, (2) offre une porte d’entrée aux événements sportifs par le prisme de la défaite et enfin (3) approfondit la lecture performative du sport en sanctionnant les perdants qui ne se conforment pas au spectacle attendu.
1. Déconstruire les grands mythes nationaux
La FFL propose une entrée vers le sport qui s’éloigne du chauvinisme et du patriotisme que Pierre Bourdieu observait dans le traitement médiatique du spectacle sportif. Les auteurs actifs au sein de la FFL explicitent sans ambigüité leurs pensées : « Globalement, on est surtout une génération à qui on ressasse chaque année que ‘c’est la bonne’, ‘ un Français va gagner le Tour de France’, ’un Français va faire quelque chose à Roland-Garros’. On se moque beaucoup de cet espoir médiatique présent à chaque évènement ».
Les deux illustrations ci-dessous sont issues respectivement de l’Euro de foot féminin et du tour de France. Dans la première, les références historiques sont détournées avec fantaisie pour à la fois tourner en dérision le match entre la France et l’Allemagne et l’histoire de ces deux pays. Dans la seconde, la FFL souligne avec ironie combien les cyclistes français parviennent difficilement à remporter une étape du tour de France.
2. Un business économique autour de la défaite dans le sport
Profitant d’un contexte où l’humour reste un support marketing accrocheur (Tricart, 2015), la FFL a également développé un réel business avec sa boutique: la vente de produits dérivés. Il s’agit là à la fois d’un opportunisme commercial comme d’un retournement de l’esprit du capitalisme puisque les maillots des anti-héros sont achetés ainsi que ceux plus conventionnels des vedettes sportives. L’illustration suivante présente par exemple un tee-shirt à vendre « allez Alain- Philippe », caricature d’une pancarte ratée d’un supporter qui visait le cycliste Julian Alaphilippe. De nombreux autres exemples figurent sur le site mentionné, il montre comment un marché se crée par le prisme de la défaite dans le sport, dans un esprit assez proche de l’étude classique sur le nouvel esprit du capitalisme, où celui-ci trouve systématiquement de nouveaux débouchés (Boltanski & Chiapello, 1999).
3. Gloire aux perdants
Enfin, la FFL s’inscrit pleinement dans l’approche classique du philosophe Henri Bergson sur le rire (1900). Ce premier ouvrage qui comporte une dimension sociologique sur le rire, s’appuyait sur un rire qui se moquait du faible, qui ne se conformait pas à ce qui était attendu. Pour Bergson, le rire avait une fonction correctrice, devait nécessairement être méchant et faire mal pour remplir son rôle. D’innombrables exemples peuvent se trouver dans ce sens. Les deux illustrations suivantes proviennent du Tour de France masculin et féminin. Dans la première, la FFL se moque avec sarcasme du sprinteur australien Cabel Ewan, régulièrement en difficulté dans la course. Dans la seconde, la FFL reprend l’image qui a beaucoup circulé d’une coureuse qui se trompe dans sens à un virage.
Conclusion
Le cas de la FFL présente un élément tout à fait particulier au croisement de la sociologie du sport, des études sur l’humour et de réflexions critiques sur le capitalisme. En usant d’une rhétorique de l’humour sarcastique, cruelle, piétinant un perdant déjà au sol, la FFL emprunte d’abord un chemin qui montre que l’humour ne peut uniquement se lire sous l’angle d’une légèreté quelque peu niaise. Ces exemples montrent au contraire une mise en pratique du rire de Bergson, correcteur de comportements qui ne respectent pas les normes. La recherche devrait s’intéresser davantage à la réception de ce type d’humour, notamment pour tenter de creuser les mécanismes plus profonds induits par sa consommation.
Bibliographie
Bergson, H. (2012 [1900]), Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Éditions Payot
Boltansk, L.i & Chiapello, E. (1999) Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard
Bourdieu, P. (1994), « Les jeux olympiques. Programme pour une analyse », Actes de la recherche en sciences sociales, pp.102-103
Bourg, J-F & Gouguet, J-J (2017), La société dopée. Peut-on lutter contre le dopage dans une société de marché ? Paris, Seuil
Brants, K. (2003) « De l’art de rendre la politique populaire ou ‘qui a peur de l’infotainment’, Réseaux, 2003/2 n°118, pp.135-166
Bromberger, C. (1995), Le match de footabll. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme
Hourcade, N. (2002), « La place des supporters dans le monde du football », Pouvoirs, 2002/2, pp75-87
Lestrelin, L. (2012), L’autre public des matchs de football. Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, Paris, EHESS
Neveu, E. (2003), « De l’art (et du coût) d’éviter la politique. La démocratie du talk-show version française », Réseaux, 2003/2 n°118, pp. 95-134
Tricart, C. (2015), L’humour au service de la performance : riez et réussissez, Paris, Jouvence