Par Pauline Claessens (Présidente de We-Search et doctorante en sciences politiques)
Le vocabulaire de la participation citoyenne est en vogue. Face à divers symptômes d’un potentiel désengagement citoyen, nombreux sont les acteurs qui souhaitent en effet recréer du lien entre gouvernants et gouvernés. Il est ainsi logique que certains partis fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour se rapprocher de la population. Cependant, mettre en avant la participation dans les discours ne suffit pas : il faut pour que le changement soit réel, qu’il ait des implications pratiques. Dans cet article, je vous propose de creuser la question par un exemple récent : le récent changement du Centre démocrate humaniste (CdH), pour « Les Engagés », adjoint du sous-titre « mouvement participatif ». Que cela signifie-t-il réellement ?
Parti, mouvement…
La notion de « mouvement » est liée au monde associatif : un mouvement social vise à pousser certaines préoccupations spécifiques sur le devant de la scène : syndicats de travailleurs, mouvements de lutte pour l’égalité des genres ou contre les discriminations racistes, protection de l’environnement, etc. Mais la traduction de ces combats dans la sphère électorale prend une autre forme, plus organisée: le parti. Cependant, la frontière entre parti et mouvement est parfois poreuse : certains partis sont issus de la société civile, par exemple ; et certains partis établis peuvent également agir ‘comme des mouvements’ via des manifestations, des pétitions, etc.
Les Engagés, en faisant appel à la notion de mouvement, font donc référence à cette notion de combat, d’implication forte avec les enjeux sociétaux, et de proximité avec les citoyens. Avant de creuser la manière dont Les Engagés se présentent sur leur site web, et les différents outils qu’ils proposent, je reviens brièvement sur leur histoire.
L’origine des Engagés
Le site des Engagés ne comporte pas d’onglet « Notre histoire » comme on en voit généralement sur les sites des partis. Cependant, le mouvement n’est pas issu de rien. Il est le nouveau nom et la nouvelle identité du CdH, parti démocrate-chrétien lui-même issu du Parti social-chrétien (PSC), qui a eu un rôle important dans l’histoire du pays. A l’origine, le PSC-CVP est un parti bilingue (néerlandais-français) et est, dans l’après-guerre, un acteur clé du système politique. Après la scission du PSC et du CVP, le PSC gouverne de 1958 à 1999. C’est après 1999 qu’il se renouvelle sous le nom CdH, mettant en avant ses idéaux humanistes, mais sans renier son héritage chrétien. Il revient au pouvoir au niveau fédéral en 2007 jusqu’en 2011, après quoi, contrairement à son équivalent néerlandophone, le CD&V, il reste une force d’opposition. Il reste cependant un acteur de gouvernement au niveau régional, en Wallonie et en Fédération Wallonie-Bruxelles de 2004 à 2019. Aux élections 2019, le parti ne rejoint aucun gouvernement ; il consacrera donc ce mandat à un travail de fond sur son idéologie et son organisation [1], dont nous voyons aujourd’hui le résultat. Le parti a en effet connu au cours des dernières décennies, un fort déclin, comme le montre le graphique ci-dessous (issu de: Istasse 2019) – qui reprend l’évolution générale de la famille politique, partis néerlandophones (CVP et son héritier le CD&V) compris.
Les Engagés, « pas un parti politique comme les autres »…
Si les Engagés ne se définissent pas par leur passé, ils ont clairement établi les grandes lignes de leur nouvelle identité. Leur site web comporte une section « Mouvement », qui liste les caractéristiques qui font, selon eux, qu’ils peuvent se qualifier ainsi :
« Bien plus qu’un parti, nous sommes un Mouvement politique positif, citoyen et participatif. »
Site web des Engagés: https://www.lesengages.be/le-mouvement/
L’axe « mouvement citoyen » vise à mettre « en œuvre son projet de société au travers d’actions concrètes » et à encourager les adhérents à agir localement. L’axe « mouvement politique positif » exprime l’idée de « prendre parti », de se battre, via les élus, pour un projet de société et une vision de long terme. Ce qui est intéressant c’est que ces notions ne sont pas bien différentes des missions traditionnelles des partis : promouvoir une vision de société, avec un manifeste clair et des valeurs assumées ; et les défendre grâce à des représentants élus. Sur ce plan, Les Engagés sont en fait un parti classique. La manière dont ces objectifs sont mis en œuvre, est peut-être ce qui fait la différence: dans le respect de la volonté des citoyens…
L’axe « mouvement participatif » exprime ainsi un « enracinement dans la société civile » ; il se rapproche donc de la notion de mouvement social. Le site des Engagés reprend donc des liens vers des sondages et pétitions, ainsi que la possibilité de proposer des idées au parti. Ceci est intéressant, puisque cela ressemble en effet à ce que Podemos ou le Mouvement 5 Étoiles, qui sont des partis issus de la société civile, ont mis en place. La plateforme Rousseau, créée par ce-dernier offrait de telles possibilités, bien que la mise en œuvre des propositions de modifications du manifeste et de nouvelles idées de politiques n’a pas été aussi simple que cela (Deseriis 2020). La possibilité pour les citoyens d’amender le manifeste du parti est une mesure intéressante mais dont l’efficacité est à évaluer : quel est le processus derrière le formulaire en ligne, qui permet à tout à chacun de proposer une modification ? Sur le formulaire, l’on peut lire que « Tout amendement pris en considération sera soumis au vote lors d’une des 22 soirées de présentation du manifeste partout en Wallonie et à Bruxelles. Les amendements recueillant entre 1/2 et 2/3 de votes favorables lors de cette assemblée seront soumis au Congrès national du 14 mai », sans précision quant à ce qui ferait qu’un amendement doit être soumis à 1/2 et 2/3 des votes, ou à qui exactement peut y prendre part.
Il sera donc intéressant d’évaluer, sans cynisme ni naïveté, la nature réellement participative du processus. Les différentes recherches que j’ai eu l’occasion de lire sur les partis-mouvements montrent en effet que la mise en œuvre de leurs idéaux participatifs étaient réellement complexes. Cependant, sur le plan de l’origine, Les Engagés sont vraiment différents des partis-mouvements traditionnels : ils sont issus d’une histoire et d’une organisation dont ils ne peuvent aisément se détacher.
Les Engagés, mouvement citoyen ?
Les Engagés ne sont pas, en l’essence, un mouvement citoyen davantage qu’un parti. Le CdH était d’ailleurs un parti mainstream, centriste et, par ailleurs, en perte électorale depuis de nombreuses années. Il est donc bien plus évident d’analyser la nouvelle appellation du parti comme un effort de rebranding plus ou moins bien maîtrisé [2]. La dimension concrète de la transformation à l’œuvre – la dimension participative mise en avant sur le site – reste par contre à évaluer pour déterminer si le parti a su donner chair à ses nouveaux idéaux. Je serai intéressée d’observer la réussite ou non du pari que le parti a fait en se détachant de sa couleur si symbolique, son nom historique, et sa référence à son héritage chrétien, qui était à la base son principal argument électoral. Alors, mouvement de com’ sans fond on réel changement à cœur ? Cela reste à voir. Reste que, dans le premier cas, le parti aura contribué à offrir une nouvelle preuve aux citoyens, floués, de l’incapacité des partis à évoluer, et à offrir de vraies solutions aux défis démocratiques.
[1] Jean-Claude Verset, « Maxime Prévot : « Peut-être avons-nous été un peu addicts au pouvoir » », RTBF Info, https://www.rtbf.be/article/maxime-prevot-peut-etre-avons-nous-ete-un-peu-addicts-au-pouvoir-10239685?id=10239685, 6/6/19, consulté le 4/4/22
[2] Je me permets d’écrire “plus ou moins” puisqu’une vidéo initialement postée sur YouTube, présentant leur projet dans la bouche d’enfants a été supprimée quelques jours après publication, alors qu’elle avait provoqué des réactions mitigées notamment sur Twitter. Il faut croire que voir une petite fille clamer « Et ma facture de gaz ? On en parle de ma facture de gaz ? » n’a pas vraiment eu l’effet escompté – on peut supposer : donner l’idée que le parti se soucie des nouvelles générations. Il s’agit évidemment d’un exemple mais qui permet d’illustrer que derrière le changement de nom, il y a toute une stratégie, qui est peut-être imparfaite.
Bibliographie
Cervera-Marzal, Manuel. 2018. ‘Podemos, un parti-mouvement’. Mouvements 94(2): 87.
———. 2021. Le populisme de gauche: sociologie de la France insoumise. Paris: la Découverte.
Della Porta, Donatella, Joseba Fernández, Hara Kouki, and Lorenzo Mosca. 2017. Movement Parties against Austerity. Cambridge, UK ; Malden, MA: Polity.
Deseriis, Marco. 2020. ‘Digital Movement Parties: A Comparative Analysis of the Technopolitical Cultures and the Participation Platforms of the Movimento 5 Stelle and the Piratenpartei’. Information, Communication & Society 23(12): 1770–86.
Istasse, Cédric. 2019. ‘Les évolutions électorales des partis politiques (1944-2019). II. Analyse nationale’. Courrier hebdomadaire du CRISP 2418–2419(13–14): 5–58.
Kitschelt, Herbert P. 2006. ‘Movement Parties’. In Handbook of Party Politics, eds. Richard S. Katz and William Crotty. Thousand Oaks, Calif, 278–90.
Prentoulis, Marina, and Lasse Thomassen. 2019. ‘Movement Parties. A New Hybrid Form of Politics?’ In Routledge Handbook of Contemporary European Social Movements: Protest in Turbulent Times, ed. Cristina Flesher Fominaya. Routledge, 343–56.