L’antiracisme et l’impasse du privilège blanc

Par Laurye Joncret


Si le meurtre de George Floyd le 25 mai dernier a plongé une fois de plus l’Amérique dans les ténèbres du racisme, il a aussi mobilisé l’Europe et rappelé que notre système est encore imparfait et les inégalités toujours bien présentes. Les images épouvantables de la lente et longue asphyxie de George Floyd ont été diffusées et relayées aux quatre coins du monde. Les mobilisations furent fortes et nombreuses, des manifestations se sont déroulées dans plusieurs métropoles, et ce en dépit du confinement encore en vigueur. Cette légitime indignation et cette solidarité sans frontière ont pourtant laissé entrevoir les failles d’un antiracisme parfois enfermé dans des paradoxes qui semblent l’emmener à rebours de ses objectifs.

Le concept de « race »

Lorsqu’on parle d’antiracisme, le concept autant embarrassant qu’inévitable et faisant l’objet du débat le plus important dans les études sur le racisme est bien celui de « race » (Labelle, 2010 : 28).

La race, croyance selon laquelle les êtres humains peuvent être organisés en groupes biologiquement distincts, est devenue au fil du temps un objet très controversé et considéré comme peu judicieux dans les sciences naturelles et sociales (Yudell 2011). Le concept de race a longtemps permis de hiérarchiser les différences entre les hommes ainsi qu’à justifier etrationaliser la domination des uns et l’infériorisation des autres. L’esclavage, la ségrégation et les pratiques coloniales en sont par ailleurs les sombres conséquences.

L’affaire Dreyfus avait déjà mis en lumière les risques liés à l’emploi du mot, et les avancées dans la génétique des populations dans les années 1930, ont également conduit de nombreux chercheurs à considérer le concept comme insuffisant ou inadéquat pour rendre compte des différences entre les hommes. Toutefois, c’est principalement après la Deuxième Guerre mondiale que son usage fut l’objet d’une attention politique particulière. L’UNESCO diffusa en 1950 et 1953 deux déclarations portant sur la réglementation de l’emploi scientifique du terme et plus largement sur la question raciale : il fallait soit bannir ce mot soit en limiter l’usage.

Aujourd’hui, la notion de race a fort heureusement perdu son sens scientifique pour qualifier les différences entre les hommes (la race étant impossible à appliquer à la génétique des populations[1]) et fait par ailleurs l’objet de commentaires lorsqu’elle est mentionnée afin d’en justifier l’emploi (Devriendt, Monte, Sandré 2018). Cependant, la race, même dévêtue de son caractère problématique demeure une notion extrêmement délicate et n’a pas complètement disparu du discours contemporain. Au contraire, nous observons un retour de son champ lexical dans le discours antiraciste, laissant apparaître des conflits sémantiques associés à ce terme. Pour citer Didier Fassin, nous pourrions parler « d’aporie pour qualifier l’impasse dans laquelle se trouve toute pensée, parole et même action qui recourent au langage de racialisation tout en contestant la réalité des races et utilisent la catégorisation raciale pour combattre le racisme. » (Fassin, 2010 : 152). Le cas du Parti des Indigènes de la République (le PIR) en est un exemple assez saillant. Le PIR se définit comme antiraciste, anti-impérialiste et décolonial et pourtant use fréquemment d’expressions telles que la « race sociale » ou « lutte des races » pour dénoncer une oppression qu’il considère comme blanche. Lorsque dans différents discours nous trouvons des propos du type : « Cette gauche blanche, suintante de paternalisme occidental – ou plutôt de « fraternalisme » pour reprendre le néologisme d’Aimé Césaire – justifie son racisme par sa noble volonté de nous « émanciper »[2]   ou « il nous importe de combattre l’universalisme blanc et pour le dire autrement la prétention du monde blanc à universaliser la lutte pour ses propres intérêts. »[3], le PIR catégorise les individus et reproduit les stigmates qu’il prétend combattre. Ceci conduit d’une part à un paradoxe lexical (lutter contre le racisme par la mise en exergue du concept de race) et d’autre part à un paradoxe méthodologique (reproduire ce contre quoi ils luttent). Ces paradoxes sont très présents dans l’antiracisme politique où les militants luttent contre l’adversaire (l’individu ou les groupes d’individus considérés comme racistes) par des modes de stigmatisation analogues à ceux qui lui sont imputés. De plus, ce langage de racialisation est problématique à un autre niveau puisque « le blanc se poserait comme norme universelle et « raciserait » les populations autres – de là l’utilisation du terme racisé » (Bock-Côté, 2019 : 174 )

Si le champ lexical de la race prévaut dans les discours d’un certain activisme antiraciste qui considère parfois cette dernière, non dans son sens biologique, mais en tant qu’« entité socialement construite » (Taguieff ,1995 : 331), aucune législation ne reconnaît la race sous cet angle, soulevant ainsi des interrogations quant à la pertinence de son usage.

Le privilège blanc

Ce petit détour théorique nous amène à questionner une notion relativement récente mais non moins présente, réapparue à de nombreuses reprises à la suite du meurtre de George Floyd et qui s’installe progressivement dans le débat public : le privilège blanc.

Issu des whiteness studies aux Etats-Unis ou études sur la blanchité, courant qui s’intéresse aux avantages que confère le seul fait d’être blanc, le privilège blanc est la traduction littérale de « White Privilege » employé durant le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis dans la lutte contre la ségrégation. A cette époque, être blanc représentait un réel privilège car la couleur de peau permettait ou non, l’accès à des avantages institutionnels qui conféraient des droits exclusivement réservés aux blancs. Le concept de « White privilege » est  donc resté inscrit dans les discours de l’antiracisme américain.

Le concept est ensuite popularisé en 1989 par Peggy McIntosh suite à la publication de son article : « White Privilege: Unpacking the Invisible Knapsack »[4] (Privilège blanc :  Déballer le paquetage invisible »), à la prestigieuse Université d’Harvard, dans lequel la chercheuse, militante féministe et antiraciste dresse une liste des situations dans lesquelles elle estime avoir été avantagée par sa couleur de peau.

L’obscur retour du racialisme

Importée en Europe, cette notion apparaît comme problématique à plusieurs égards et loin d’être une simple ineptie, elle mérite au contraire que l’on s’y arrête attentivement. Si les Etats-Unis ne semblent toujours pas parvenus à régler la question noire et demeurent une société hantée par le racisme, son contexte ne peut être plaqué sur la situation européenne.

L’aspect, selon nous, le plus préjudiciable à la lutte antiraciste dans le concept de privilège blanc est tout d’abord le retour du caractère racial voire de sa primauté. En effet, la race semble constituer la véritable pierre angulaire du concept, réduisant de facto les hommes et les femmes à leur couleur de peau. Or il s’agit ici d’un paradoxe problématique dans la mesure où, au nom de la lutte contre le racisme, les individus se voient premièrement considérés non pas en tant que citoyens et individus membres d’une société, mais en tant que blanc ou en tant que noir. Cette essentialisation marque un repli identitaire et s’oppose à ce que devrait être l’antiracisme, dont le regard « doit aller directement à l’essentiel, s’élever des existences vers l’essence, oubliant les variations individuelles ou groupales » (Taguieff, 1995 : 330). La simplification du réel opérée par le concept de privilège blanc nous ramène à une époque que l’on pensait révolue et nous fait oublier que la race n’est pas synonyme d’identité culturelle mais bien un notion qui dépossède les individus de leur individualité même. 

En outre, user du terme privilège blanc c’est négliger plusieurs aspects essentiels. C’est jouer la carte de l’exclusion et de la culpabilisation à l’égard d’une majorité de la population. C’est retirer la possibilité pour une personne blanche de ne pas se trouver en situation de privilège et c’est nier les inégalités qui existent, à l’instar des inégalités économiques, qui frappent également sans tenir compte de la couleur de peau. Il semble, comme le fait remarquer l’anthropologue Jean Loup Amselle, que nous soyons désormais passé d’une société où les conflits sont appréhendés non plus en termes de classes mais bien en termes de race. C’est-à-dire, une société « où la race vaut pour le social ». (Amselle 2014). Or, la « lutte des races » ne peut en aucun cas se substituer à la lutte des classes ; tout d’abord au risque de nous enfermer à nouveau dans une identité en dépit de longs combats pour s’en émanciper, ensuite, au risque de fournir les armes aux identitaires d’extrême droite qui, tout comme ce nouvel antiracisme, procède par essentialisation et profitent allègrement de ces dynamiques d’exclusion et de culpabilisation pour séduire une classe populaire blanche parfois oubliée et incomprise.

Ainsi, suivant une logique similaire, de nombreuses problématiques sont erronément abordées sous un angle ethnique ou « racial » là où elles devraient l’être au prisme de la paupérisation. Comme le note cyniquement un auteur américain, « un monde composé de gens qui sont différents de nous est bien plus séduisant qu’un monde composé de gens qui sont plus pauvres que nous » (Ben Michael 2009 : 43).

Un autre point de tension fondamental de cette notion est sa dénomination même. Il est en effet important de s’arrêter sur les mots que nous choisissons pour définir le réel car lorsque nous nommons nous faisons advenir, et nommer un problème c’est définir la manière que nous avons de le percevoir et orienter partiellement sa solution. Or, dans le cas présent, notre perception se trouve biaisée par une dénomination erronée du problème.

Le terme ‘privilège’ renvoi originellement à un traitement préférentiel au regard de la loi. Dans la notion actuelle de privilège blanc, le mot est certes utilisé de manière imagée mais il n’en demeure pas moins problématique. En effet, s’il est vrai que les blancs ne sont pas victimes d’un racisme systémique et ne font pas face aux mêmes difficultés que peut rencontrer une partie de la population (contrôle au faciès, discrimination à l’embauche ou au logement par exemple), considérer cette situation comme un privilège, est une erreur fondamentale. Tout d’abord, c’est une erreur au regard de la loi. Être traité dignement, être capable d’assurer sa sûreté, vivre dans la liberté ou encore bénéficier d’un logement décent ne sont pas des privilèges et encore moins des avantages conférer en fonction d’une origine, mais des droits inscrits et défendus par la ligue des droits humains[5]. Or, les aborder exclusivement à la lumière de l’ethnicité, c’est en quelque sorte refuser de voir ce pourquoi nous jouissons de ces droits à savoir notre humanité et non notre couleur de peau. Ensuite, la notion de privilège blanc impose une dichotomie verticale avec d’un côté, les blancs, supposant d’un autre côté, les noirs (ou les non-blancs), et sédimente ces catégories dans un rapport hiérarchique alors que l’objectif est au contraire de les dépasser. Le blanc se placerait au sommet de cette hiérarchie là où le non-blanc se verrait assigné à une position inférieure et marginale. En somme, la notion de privilège blanc ne nous rapproche pas de l’égalité nécessaire et légitime dont nos sociétés peuvent parfois manquer, au contraire, elle exacerbe les différences et tend à laisser sous-entendre le fait de ne pas être exclu en raison de sa couleur de peau comme une singularité et le racisme systémique comme le cours naturel des choses. Ce sont pourtant les discriminations, qu’elles soient d’ordre économiques ou ethniques, le racisme et la xénophobie qu’il faut combattre, et non un prétendu traitement préférentiel des blancs, d’ailleurs loin d’être applicable à l’ensemble de ceux-ci.

Le but de ce billet n’est bien évidemment pas de nier le problème du racisme dont sont victimes de nombreux citoyens encore aujourd’hui, mais bien de tenter d’ouvrir la voie à une autre manière de penser le phénomène en évitant les pièges identitaires et communautaires qui nous emmènent parfois bien loin de ce qu’est originellement l’antiracisme. La perspective universaliste de l’antiracisme (postulant pour l’égalité et l’unité entres les hommes) semble parfois tomber en désuétude face à la montée du différentialisme (courant de l’antiracisme qui postule pour le droit à la différence, à la reconnaissance et à l’affirmation de cette différence) (Taguieff 1989). L’équilibre entre ces deux tendances est particulièrement complexe voire impossible à trouver. En effet, la première comporte le risque de tomber dans un égalitarisme immodéré en défendant l’égalité par l’indifférenciation et la seconde suggère que nous sommes égaux mais séparés (Taguieff 1989). Néanmoins, une réflexion mérite d’être menée afin que la lutte antiraciste ne devienne pas le monopole des groupes les plus radicaux.

Au regard des éléments amenés ici, nous souhaiterions terminer sur un questionnement nécessaire. Si la notion de race est inévitable dans le débat antiraciste, devons-nous pour autant nous laisser redéfinir exclusivement par de notre appartenance ethnique ? Devons-nous pour autant réactualiser l’usage la race, même au prisme de sa dimension sociale, au risque de nous ramener dans nos travers les plus obscurs et de laisser ainsi une porte ouverte aux particularismes et déterminismes de tous bords ?

Si le racisme est encore loin d’être éradiqué, il nous semble que les logiques identitaires et essentialistes à l’œuvre dans le nouveau lexique antiraciste nous séparent plus qu’elles nous unissent à l’heure où nous avons crucialement besoin d’une mobilisation commune et universelle.

Bibliographie

Labelle (Micheline), Racisme et antiracisme au Québec. Discours et déclinaisons, Presses de l’Université du Québec, 2010

Yudel (Michael), « The concept of race », 2011

Devriendt (Émilie), Monte (Michèle), Sandré (Marion), « Analyse du discours et catégories « raciales » : problèmes, enjeux, perspectives », Mots.Les langages du politique, N°116, 20 mars 2018, pp.8-37

Fassin (Didier), Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, 2010

Xelka (Wissam), « Les mouvements sociaux et la question de la race : les angles morts de l’extrême-gauche blanche », indigenes-republique.fr, URL :http://indigenes-republique.fr/les-mouvements-sociaux-et-la-question-de-la-race-les-angles-de-morts-de-lextreme-gauche-blanche/, consulté le 13/09/20

Bouteldja (Houria), « Défaire l’universalité du féminisme blanc : patriarcat et masculinité subalternes », indigenes-republique.fr, URL : http://indigenes-republique.fr/defaire-luniversalite-du-feminisme-blanc-patriarcat-et-masculinites-subalternes/, consulté le 13/09/20Bock-Côté (Mathieu), L’empire du politiquement correct, Paris, Les Editions du Cerf, 2019 

Taguieff (Pierre-André), Les fins de l’antiracisme, Paris, Editions Michalons, 1995

Amselle (Jean-Loup), Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Editions Lignes, 2014.

Benn Michael (Walter), La diversité contre l’égalité, Paris, Raison D’Agir, 2009 

Taguieff (Pierre-André), « Réflexion sur la question antiraciste », Mots, N°18, 1989/4


[1] Comme précisé dans l’article de Michael Yudell, les chercheurs Venter et Collins ont souligné dans leurs travaux que la diversité génétique humaine ne peut être saisie par le concept de race, et ont également montré que tous les humains ont des séquences de génome identiques à 99,9%.  

[2] Xelka (Wissam), « Les mouvements sociaux et la question de la race : les angles morts de l’extrême-gauche blanche », indigenes-republique.fr, URL :http://indigenes-republique.fr/les-mouvements-sociaux-et-la-question-de-la-race-les-angles-de-morts-de-lextreme-gauche-blanche/, consulté le 13/09/20

[3] Bouteldja (Houria), « Défaire l’universalité du féminisme blanc : patriarcat et masculinité subalternes », indigenes-republique.fr, URL : http://indigenes-republique.fr/defaire-luniversalite-du-feminisme-blanc-patriarcat-et-masculinites-subalternes/, consulté le 13/09/20

[4] L’article peut être consulté ici : https://www.racialequitytools.org/resourcefiles/mcintosh.pdf

[5] Voir à titre d’exemple les articles 1 et 35 de la LDH : https://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2018/11/DUDH_2008.pdf

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