[Review] Après une lecture de Lukas Aubin: une compréhension intime de la géopolitique en Russie

Par Guillaume Grignard, docteur en sciences politiques, Enseignant en sciences humaines et sociales en Belgique et en France


Pas une journée sans que l’actualité sur le front de la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’anime les conversations et les inquiétudes sur l’escalade du conflit. Pour comprendre les enjeux historiques, politiques, et géostratégiques de la Russie de Vlaidmir Poutine, l’ouvrage « Géopolitique de la Russie »* par le slaviste Lukas Aubin apparaît comme un détour indispensable. Cet article en propose une recension critique. 

L’ouvrage est d’abord un précis efficace de 164 pages, dans une collection qui a pour but de donner les grands repères sur un sujet. Cela en fait un livre particulièrement stimulant sur le plan didactique. Il est divisé en quatre chapitres : une analyse géographique, une analyse politique, suivi d’une étude sur les relations internationales de la Russie au sein de son espace postsoviétique, puis dans le reste du monde. 

La partie géographique ne manque pas d’intérêt pour les européens qui connaissent bien mieux les villes occidentales de Moscou et St Pétersbourg que le reste du pays bien plus orienté vers l’Asie. La Russie est une fédération complexe où de nombreuses régions ont pu avoir une certaine autonomie, puis la perdre. Si la Tchétchénie est plus connue, peu de choses se disent dans les médias généralistes occidentaux sur la situation particulière du Tatarstan qui a pu connaître une grande décentralisation du pouvoir de Moscou avant de connaître plus récemment un mouvement retour vers une forte centralisation. Le lecteur découvre également le nombre de fuseaux horaire ou les variétés des climats qui font de la Russie plus un continent qu’un pays. 

Si l’analyse de la politique interne à la Russie est brillante, l’ouvrage se distingue pour redéfinir des termes connus des politologues tels que Hard power et soft power en y incorporant le beaucoup moins connu smart power. Le soft power est utilisé aujourd’hui dans des contextes variés. Il provient en réalité des travaux de Joseph Nye en 1990 et désigne « le fait pour un État d’exercer un pouvoir par sa culture, ses valeurs et sa politique étrangère » [Aubin, 2022 : 73]. Cette définition assez large s’applique dans le cas russe par l’ensemble des missions internationales que la Russie exerce sur le plan humanitaire et, sur le plan des médias, par le développement de Russia Today qui a pour but de transformer les expatriés russes européens en véritable agent d’influence du Kremlin. 

Cette politique douce, au cœur du concept de Soft power s’accomplit à côté d’une action brutale de l’armée russe quand elle l’estime nécessaire comme les interventions en Tchétchénie et en Ossétie du Sud l’ont démontré. Ainsi la Russie joue à la fois sur le registre de l’intimidation militaire et de l’exportation des valeurs et de la culture russe. Ce jeu délicat et quelque peu contradictoire définit ce que serait un smart power

En y réfléchissant, cette vision me semble se distinguer d’une troisième voie. Le smart power n’est pas quelque chose comme une voie médiane, il serait plutôt une arme stratégique au service du hard power en tant que finalité. L’objectif étant toujours d’asseoir une domination sur des zones stratégiques identifiées en utilisant le soft power comme une arme et non comme un rayonnement diplomatique dans un esprit plus pacifique. 

L’autre enjeu majeur de l’ouvrage est de voir à quel point l’invasion de l’Ukraine est une rupture avec les éléments historiques, politiques et géostratégiques de la Russie. Alors que ce mélange entre le gourdin et la culture pouvait suggérer une dimension bicéphale de l’action politique russe, la transformation en une invasion militaire la plus grave en Europe depuis la Seconde Guerre Mondiale ne permet plus de douter de la finalité des intentions de Vladimir Poutine. Ainsi, il est d’immense intérêt de voir comment les rapports entre Moscou et les grandes villes de la Fédération de Russie vont évoluer. Il est d’intérêt de voir comment le Soft power des médias russes pourra encore s’appliquer en Occident et comment la Russie pourra poursuivre ces partenariats stratégiques à l’international. Tout ce livre présente ainsi de nombreuses questions fondamentales pour la Russie, que le conflit en Ukraine vient reconsidérer. Ce livre est alors une photographie momentanée avant un tournant majeur dans quasiment l’ensemble des paramètres qui affectent la géopolitique russe d’aujourd’hui. 

L’ouvrage de Lukas Aubin est par conséquent un essai majeur et accessible pour comprendre le conflit en Ukraine mais également les enjeux politiques de la géopolitique russe au sens large. 


  • AUBIN, Lukas (2022), Géopolitique de la Russie, Paris, La découverte, Grands repères/ manuels

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